Manifestation des gilets jaunes à Paris

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"La société française est marquée par une accumulation maintenant extrême de frustrations dans un grand nombre de secteurs de la société, frustrations dont l’expression s’est maintenant synchronisée."

Depuis 2012, Louis Chauvel, né à Paris en 1967, est professeur de sociologie à l'Université du Luxembourg.
Ses sujets de recherche sont e.a. les inégalités sociales et les politiques publiques, le changement social, la stratification sociale et la mobilité. Il étudie le bien-être social, le revenu et la richesse et le changement social dans une perspective comparative.

Pour plus d’informations sur ses sujets de recherche, veuillez consulter notre vidéo « FNR PEARL Chairs: Prof Louis Chauvel - How socioeconomic inequality threatens social democracy”.

science.lu a demandé au Prof. Chauvel son avis en tant que chercheur dans le domaine des inégalités sociales sur le phénomène des Gilets jaunes, les origines et causes de ce mouvement, la probabilité d’une propagation du mouvement au-delà des frontières françaises et une solution possible :

Les émeutes en France ont surpris la plupart des observateurs de la société française. D'où viennent-elles?


Le mouvement des gilets jaunes (GJ) semble n’être sorti de rien, dans le courant du novembre 2018 : une hausse du prix du diesel, l’annonce d’une taxe énergie supplémentaire, dans le contexte de la limitation de vitesse à 80kmh. Au plus tout cela ne correspond qu’à de petites étincelles qui auraient été normalement sans conséquences.

En réalité, le mouvement est rapidement monté aux extrêmes, sans support organisationnel ni soutien ferme des syndicats, des partis politiques, des corps intermédiaires -précisément parce que ces étincelles ont initié un processus social de plus grande ampleur, aux causes sous-jacentes latentes mais durables. La société française est marquée par une accumulation maintenant extrême de frustrations dans un grand nombre de secteurs de la société, frustrations dont l’expression s’est maintenant synchronisée.

D’où viennent les frustrations des manifestants français?


Un des résultats les plus robustes des sciences sociales est l’effet de l’écart entre ce que les gens attendent en termes de récompense, les « aspirations », et les récompenses effectives permises par le système social, les « possibilités sociales de satisfaction ».

Imaginez que vous promettiez un sachet de bonbons à vos enfants s’ils rangent leur chambre, et qu’une fois cela fait, vous le leur refusiez. Lorsque l’écart entre aspirations et satisfactions devient un gouffre, alors la violence peut monter aux extrêmes. C’est ainsi que le sociologue Emile Durkheim expliquait la hausse du suicide au XIXe siècle, que Robert Merton rendait compte de la petite criminalité à Manhattan dans les années 1930, que Ted Gurr et James Davies, reprenant Alexis de Tocqueville, développaient leur théorie des révolutions.

En France, les « petites classes moyennes » ont le sentiment d’avoir produit de gros efforts de solidarité avec le reste de la société : hausse de différentes taxes, du coût des mutuelles, baisse des droits sociaux, réorientation de l’Etat-providence où le plafonnement des droits signifie une plus grande générosité pour les pauvres, et une suppression des droits pour les gens « trop riche pour être pauvres et trop pauvres pour être riches ». Cette frustration s’est exacerbée après un an et demi de présidence de Monsieur Macron, dont les classes moyennes attendaient beaucoup.

Vous comparez la cause du mouvement des Gilets jaunes à l'effet tunnel de Hirschman, économiste allemand. Pouvez-vous développer cette comparaison ? Et est-ce que l’"accident" dans le tunnel était prévisible?


Au Luxembourg, les quatre dernières années ont été marquées par de vraies améliorations : forte baisse du chômage, excédents budgétaires, investissements nouveaux. En France, la situation est nettement plus contrastée. Depuis la double crise de 2008 et 2012, les parties les plus compétitives du système économique français sont reparties, mais d’autres secteurs (industrie de base, secteur public, etc.) restent engluées dans la stagnation : le chômage français n’a qu’à peine reculé.

Cette configuration sociale a été modélisée par l’« effet tunnel » de Albert Hirschman : imaginez-vous dans l’embouteillage d’un tunnel à deux voies, sur la voie lente, à droite. La file de gauche – la plus rapide – redémarre enfin. En premier lieu, vous éprouvez l’espoir de repartir et votre bien-être s’accroît. Mais dans un second temps, rien ne se passant de votre côté : l’extrême frustration se saisira de tous ceux englués dans la file bloquée. L’accident devient probable lorsqu’un conducteur frustré déboîte.

Depuis 2017, dans un premier temps, les classes moyennes figées dans la stagnation ont voulu croire en la « théorie du ruissellement » de la croissance mentionnée par le candidat Macron : les « premiers de cordée » avancent et tireront vers le haut les suivants. Mais cela n’a pas eu lieu. Les déceptions les plus profondes résultent d’espoirs excessifs, et promeuvent la révolte.

Les émeutes en France ne semblent pas trouver de fin. Comment a-t-on pu en arriver là ?


On assiste à un phénomène de spirale : crise économique, révolte, violence de certains manifestants, en particulier des « black blocs » qui parasitent le mouvement, attitude parfois insultante de l’Etat, réponse parfois trop molle, parfois trop violente des pouvoirs publics, désorganisation politique et économique. La boucle du cercle vicieux se referme.

Le plus grand danger est de voir se former une strate de la population, notamment parmi les jeunes en fin d’études, pour qui l’activité politique de rue devient le seul sens de la vie : participer aux émeutes, aux récompenses émotionnelles qu’elles offrent, trouver dans une vie de bohème de militant politique informel, cela nous rappelle des personnages dostoïevskiens ou les Justes d’Albert Camus. La radicalisation de la violence politique peut devenir le centre de l’existence pour des personnes sans activité économique. Autrement dit, dans le contexte de la venue probable en France d’une récession économique, la spirale de la violence comme style de vie pourrait être devant nous.

Dans les pays voisins (notamment en Allemagne), les gouvernements craignent que la vague de manifestations se propage au-delà des frontières? Cette inquiétude, est-elle justifiée?


La situation économique allemande ou néerlandaise n’est pas très bonne, mais elle est bien meilleure qu’en 2010 : le chômage a baissé, le jeunes peuvent être confrontés au précariat, aux faibles salaires, mais en même temps, les jeunes adultes ont leur place dans le monde du travail. En comparaison avec la France, ils ont une meilleure perception de leur niveau de vie.

Par ailleurs, comme en France les niveaux de diplômes se sont accrus très rapidement, dans un contexte où les salaires et les emplois qualifiés ont stagné, l’écart entre les aspirations liées au diplôme et les réalités de la vie de tous les jours est particulièrement forte en France. Cela ne veut pas dire que tout le monde est satisfait en Allemagne, mais les tensions les plus fortes se repèrent dans les « nouveaux » Länder, dans la génération d’une cinquantaine d’années, à qui on avait promis voilà trente ans un rattrapage économique avec le reste de l’Allemagne et qui ont vu les nouvelles opportunités bénéficier à plus jeunes qu’eux. 

Est-ce qu’un mouvement de Gilets jaunes est envisageable au Luxembourg? 


Les probabilités d'un mouvement jaune luxembourgeois sont très faibles, du moins dans les prochaines années. Premièrement, la mobilisation ne fait pas partie de la culture luxembourgeoise, mais est intrinsèque à la politique française: la révolution française de 1789 et bien avant que les « jacqueries » locales des émeutes paysannes soient typiques et liées à l’idéologie française de l’égalité radicale.

Deuxièmement, le degré et le type de frustrations ne sont pas les mêmes: dans les années 1970, la France était à son apogée économique, culturelle et influente avec une économie en croissance rapide, mais a ensuite été confrontée à une croissance lente et à une stagnation au cours des cinq dernières décennies: beaucoup de Français bien éduqués ne trouvent pas d'emploi ni de salaire décent, et c'est encore pire pour la classe moyenne inférieure. Pour le Luxembourg, la tendance s'est inversée avec le passage réussi d'une économie de services industrielle à une économie de services à forte valeur ajoutée. Le chômage n'est pas aussi répandu que dans la population active française, l'anxiété est moindre. Les frustrations viennent ici des coûts de logement, du stress au travail, du transport: ces problèmes sont toujours gérables.

Comment la situation en France peut-elle être à nouveau maîtrisée?


D’un point de vue économique, l’économie française manque cruellement de nouveaux investissements. Dans le public, il suffit de comparer par exemple la Freie Universität de Berlin et l’université Paris-Nanterre pour mesurer le manque cruel d’argent dans le public. On est loin de la situation du Luxembourg où le gouvernement a réellement les moyens de préparer l’avenir par son investissement scientifique, universitaire, et en se donnant les moyens d’attirer de grandes entreprises. L’argent public en France est consacré massivement à colmater les brèches sociales plutôt qu’à investir dans l’avenir. D’un point de vue plus symbolique ou civilisationnel, et les gilets jaunes y sont encore plus sensibles, c’est le manque de vision d’un avenir meilleur pour la génération d’après : les gens ont besoin de voir le sens de la vie collective et d’y croire.


Auteur: Prof. Louis Chauvel 
Les questions ont été posé par Uwe Hentschel
Edition : Michelle Schaltz (FNR), Jean-Paul Bertemes

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