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Comment les personnes de plus de 50 ans vivent-elles au Luxembourg ? Comment financent-elles à long terme leurs retraites et leurs soins ? Quel impact le vieillissement de la population a-t-il sur les politiques sociales et de santé – et quelles répercussions ces politiques ont-elles sur les personnes âgées ? Pour mieux comprendre le processus de vieillissement des personnes dans différents pays, des données sont nécessaires – et elles sont entre autres fournies par l'étude SHARE. Le Luxembourg participe à l'étude menée à l'échelle européenne depuis 2013. Tous les deux ans, une équipe de chercheurs du Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) interroge un échantillon représentatif de personnes âgées de plus de 50 ans. Nous avons discuté avec la responsable de l’équipe luxembourgeoise, le Dr María Noel Pi Alperin, des principales découvertes à ce jour et de leur utilité.
Depuis plus de dix ans, les chercheurs du LISER suivent un échantillon représentatif de personnes âgées de plus de 50 ans. Pourquoi ce groupe d'âge est-il particulièrement important ?
Le vieillissement de la population est l'un des phénomènes démographiques les plus marquants des dernières décennies en Europe et au-delà. Étant donné que la population vieillit de plus en plus, avec une diminution du taux de natalité et une augmentation de l'espérance de vie, on s'attend à ce que le vieillissement de la population s'accélère. Il en va de même pour le Luxembourg, qui a l'une des espérances de vie les plus élevées en Europe. Le vieillissement de la population aura un impact considérable sur l'économie et l'organisation de notre société. La proportion croissante de personnes âgées dans la population active influencera par exemple le marché du travail. L'augmentation du nombre de retraités et la demande croissante de services de santé auront des répercussions sur les finances publiques. Cette situation entraînera certainement des réformes des régimes de pension publics et des politiques de santé. Les scientifiques s'intéressent particulièrement aux personnes de plus de 50 ans, car elles approchent de la fin de leur carrière et il est important d’étudier comment elles se préparent à la retraite. Les informations recueillies nous permettent de mettre des données de qualité à la disposition des décideurs politiques et de les aider à prendre des décisions.
Quels sont les principaux risques de santé associés à ce groupe d'âge ?
L’un des principaux risques de santé chez les personnes âgées est lié à leur mode de vie, par exemple la consommation d'alcool et de tabac, le manque d'activité physique ou une alimentation déséquilibrée. Un autre risque croissant est la multimorbidité, qui désigne la présence de deux ou plusieurs maladies chroniques en parallèle chez une personne. La multimorbidité s’accompagne d’un risque accru de décès, de handicap, de mauvaise condition physique et fonctionnelle, de mauvaise qualité de vie et d’effets indésirables de médicaments. Nos données SHARE indiquent que la fréquence de la multimorbidité parmi les adultes d'âge moyen et les personnes âgées en Europe est passée de 38 % en 2006 à 42 % en 2015. Cette tendance s’explique par l’allongement de l'espérance de vie, le vieillissement de la population, les changements du mode de vie, mais aussi une meilleure détection des maladies chroniques.
Existe-t-il des différences marquées entre la génération 50+ au Luxembourg et dans le reste de l'Europe ?
Le Luxembourg est un pays de petite taille avec des caractéristiques démographiques et socio-économiques qui lui sont propres. En fonction des éléments analysés, nous pouvons dégager des différences ou des similitudes. Par exemple, le pourcentage de personnes présentant des problèmes de surpoids et d'obésité – c'est-à-dire un indice de masse corporelle supérieur à de 25 – est d'environ 60 %, soit un taux comparable à celui des pays voisins. Lorsque nous examinons la façon dont les personnes âgées de 50 ans et plus perçoivent leur état de santé général, plus de 68 % le jugent comme excellent, très bon ou bon. C’est davantage qu’en Allemagne (60 %), mais moins qu’en Belgique (72 %).
La démence constitue un enjeu de santé mondial auquel tous les pays sont confrontés. Environ 1,25 % de la population luxembourgeoise est atteinte de ce syndrome. C’est l'une des prévalences les plus faibles en Europe. Cette situation peut s'expliquer par la bonne couverture des soins de santé et de l’assurance dépendance, qui facilite l’accès aux services de santé et à la médecine préventive. Le fait que des facteurs de risque comme l'hypertension, le diabète, les maladies coronariennes ou les accidents vasculaires cérébraux semblent moins sévères au Luxembourg y contribue aussi. Toutefois, le départ de certains immigrants à un âge où le risque de développer des maladies neurodégénératives ou des troubles cognitifs est le plus élevé peut aussi expliquer la prévalence relativement basse du syndrome dans le pays.
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Près de 35 % de la population totale au Luxembourg est âgée de plus de 50 ans, et plus de 14 % a plus de 65 ans. Ce pourcentage est inférieur à la proportion moyenne de personnes de plus de 65 ans dans l'UE (21 %). À partir de 2040, le vieillissement de la population au Luxembourg devrait s'intensifier, comme l'indique l'indice de vieillissement de la population. Cet indicateur évalue le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus pour 100 personnes de moins de 20 ans. Plus l'indice est élevé, plus le vieillissement est important. L’indice révèle qu'en 1910, lors du recensement, il y avait 14 personnes âgées de 65 ans et plus pour chaque 100 personnes de moins de 20 ans. Soixante ans plus tard, ce nombre était de 43, pour atteindre 70 aujourd’hui (source : STATEC). En raison des migrants qui viennent travailler au Luxembourg et qui repartent au moment de leur retraite, cette proportion est moins significative ici que dans d'autres pays européens, mais elle reste impressionnante.
Comment mesurez-vous l'état de santé des participants ?
Pour commencer, les enquêteurs invitent les participants à évaluer eux-mêmes leur santé et leur bien-être. Nous recueillons aussi des données sur le poids, les maladies diagnostiquées, la consommation de médicaments, les symptômes de dépression tels que la tristesse ou les problèmes de sommeil, ainsi que l'autonomie – par exemple, si la personne est encore en mesure de porter des charges, de monter des escaliers, de préparer des repas chauds ou d’utiliser les transports publics. Mais les enquêteurs peuvent aussi demander aux participants de faire quelques pas, de presser une balle, de nommer le jour de la semaine et le mois ou de mémoriser quelques mots. Ces informations lui permettent de mesurer objectivement ses performances physiques et ses capacités cognitives. L'enquête ne se résume donc pas à une simple liste de questions. Pour des raisons légales, nous n'avons pas le droit de prélever du sang comme dans d’autres pays, mais nous sommes en train d’examiner la possibilité de demander aux participants leur consentement pour prélever des échantillons de salive afin d’en apprendre davantage sur leurs caractéristiques génétiques. L'enquête recueille aussi des informations sur la nationalité, la migration et l'éducation, et explore l’impact potentiel de ces facteurs sur la santé et le bien-être.
Sur quelles autres questions l'équipe SHARE au Luxembourg se concentre-t-elle ?
SHARE permet à chaque pays participant d'établir un questionnaire additionnel contenant des questions spécifiques au pays, en plus du questionnaire principal commun à tous les pays. Pour le Luxembourg, notre équipe a mis au point un questionnaire additionnel sur les perceptions des personnes en ce qui concerne l’héritage. Un autre questionnaire additionnel a récemment étudié la numérisation des services de santé et la littératie en santé, c'est-à-dire la capacité des gens à utiliser des informations pour prendre des décisions sur leur santé et leur disposition à utiliser les dossiers de santé électroniques, appelés « dossiers de soins partagés ». Les résultats de ces deux questionnaires additionnels sont en cours d'analyse.
Notre prochain questionnaire additionnel portera sur la perception des risques par l'individu au cours de sa vie et sur les conséquences à long terme du harcèlement subi pendant l'enfance. Nous commencerons aussi à travailler sur la prochaine génération des questionnaires principaux SHARE afin d'en apprendre davantage sur les nouvelles tendances. Étant donné que la numérisation transforme la manière dont nous utilisons les services au quotidien, il est important de comprendre la volonté et la capacité des gens à apprendre tout au long de leur vie s'ils souhaitent continuer à tirer parti des technologies, comme les services bancaires, les achats en ligne, les réseaux sociaux et les soins de santé. Ces nouvelles tendances favoriseront probablement le développement de l’« économie des seniors », qui propose des produits et services aux personnes de plus de 50 ans.
Vous avez conduit une enquête spéciale pendant la pandémie de Covid-19. Qu'a-t-elle permis de mettre en évidence ?
Nous avons mené des enquêtes SHARE-COVID19 en 2020 et 2021. Nous cherchions à comprendre les conséquences indésirables des décisions prises pour endiguer la pandémie. Nos données ont par exemple été utilisées par l'OCDE dans l’édition 2022 du rapport « Health at a glance », qui a aussi décrit les interruptions dans les soins de personnes atteintes de maladies chroniques durant la pandémie de Covid-19. Comme on pouvait s’y attendre, les chercheurs ont découvert, entre autres, que les personnes âgées de plus de 50 ans souffrant d’une maladie chronique étaient plus susceptibles de déclarer avoir renoncé à des soins médicaux ou les avoir reportés au cours des premiers mois de la pandémie que celles ne souffrant pas d’une maladie chronique. Au Luxembourg, un pourcentage record de 64 % des personnes atteintes de maladies chroniques ont déclaré avoir renoncé à certains de leurs soins ou les avoir vus reportés, alors que dans la moyenne de l’UE, cette proportion était de 37 %.
« Au Luxembourg, un pourcentage record de 64 % des personnes souffrant de maladies chroniques ont signalé avoir renoncé à des soins pendant la pandémie de Covid-19. »
Dr María Noel Pi Alperin
Quelles autres découvertes vous ont semblé intéressantes ?
Avec des chercheurs du Luxembourg Institute of Health (LIH), des Pays-Bas et du Canada, nous avons analysé le rôle de la multimorbidité et des caractéristiques socio-économiques comme facteurs de risque potentiels du Covid long, en nous appuyant sur des données provenant de toute l’Europe. Nous avons constaté que parmi les gens qui ont contracté le Covid-19 dans toute l’Europe, 71,6 % présentaient au moins un symptôme de Covid long jusqu'à un an après l'infection, avec une moyenne de 3,06 symptômes. C'est vraiment beaucoup. La fatigue, la toux, la congestion, l'essoufflement et les douleurs dans les membres figuraient parmi les symptômes les plus fréquents. Les résultats ont aussi montré que les personnes avec un niveau d'éducation plus élevé et les hommes étaient significativement moins à risque de développer un Covid long.
Quelles sont les conclusions concernant le Luxembourg ?
Dans un article de recherche consacré au Luxembourg – qui ne porte pas principalement sur le Covid-19 – nous avons analysé les effets futurs de la croissance de la population et du vieillissement sur les dépenses publiques en soins de santé et en soins de longue durée. Nous avons mis au point un outil de simulation. Selon notre scénario de référence, les dépenses publiques en soins de santé augmenteront en raison du vieillissement de la population, passant de 5,8 % du PIB national en 2020 à 7 % en 2070. Ces projections correspondent à celles de la Commission européenne, qui met en garde que, parmi les États membres de l'UE, le Luxembourg enregistrera la plus forte augmentation des dépenses liées à l’âge. Cette hausse attendue des dépenses risque de compromettre la pérennité du système de sécurité sociale du pays. Dans notre publication, nous avons mis en avant que les retraites constituent le principal facteur d'augmentation des dépenses, mais que l'amélioration de l'efficacité des soins de santé pourrait contribuer à réduire l'impact sur les finances publiques.
L'avantage de notre outil de simulation est qu'il permet d’effectuer des analyses spécifiques à chaque pathologie. Par exemple, dans un autre article scientifique très récent, nous avons étudié l'évolution de la démence au Luxembourg jusqu'en 2070, ainsi que son impact sur les dépenses publiques en matière de santé et de soins de longue durée. Nous avons mis au point un algorithme pour simuler la prévalence de la démence chez les personnes âgées de 50 ans et plus dans plusieurs scénarios. Les résultats révèlent que des politiques de santé publique visant à réduire les risques d'AVC et d'hypertension pourraient diminuer la prévalence de la démence de 17 % et les dépenses publiques en soins de santé pour les patients atteints de démence d'un taux similaire. Un nouveau traitement prolongeant la phase de démence légère pourrait presque doubler la prévalence et peut-être tripler les coûts des soins de santé associés, ce traitement étant particulièrement onéreux. Les dépenses publiques pour les soins de longue durée des patients atteints de démence augmenteraient encore davantage, pour doubler au total d'ici à 2070.
« Des politiques de santé publique visant à réduire les risques d'AVC et d'hypertension pourraient diminuer de 17 % la prévalence de la démence. »
Dr María Noel Pi Alperin
Qui utilise toutes ces données SHARE et à quelle fin ?
Il y a plus de 18 000 utilisateurs dans le monde, dont près de 700 décideurs politiques et chercheurs de différentes disciplines, par exemple des épidémiologistes, des démographes, des sociologues, des biologistes, des médecins, des statisticiens ou des économistes. Des organisations internationales comme l'OMS, l'OCDE, la Commission européenne ou le Parlement européen utilisent aussi des données SHARE pour leurs études et leurs rapports. Au Luxembourg, plus de 60 utilisateurs travaillent actuellement avec des données SHARE, dont des chercheurs de l'Université du Luxembourg et du LIH, ainsi que des experts du ministère de la Santé ou de la Banque européenne d'investissement.
Comment les décideurs politiques prennent-ils connaissance de vos résultats ?
Au cours des dix dernières années, nous avons régulièrement mené des campagnes de communication. Nous avons distribué des dépliants et des affiches à tous les médecins généralistes du pays afin de sensibiliser le grand public. Nous avons présenté SHARE lors d’ateliers et de conférences à des représentants de ministères et d’autres institutions, si bien qu'aujourd'hui, ils savent comment nous joindre quand ils ont besoin de données. Les données SHARE sont accessibles à la communauté scientifique tout entière. Les personnes qui ne travaillent pas dans le domaine de la recherche peuvent aussi utiliser les données s’ils expliquent à SHARE Central à quelle fin ils en ont besoin. Nous avons aussi publié des synthèses thématiques afin de partager les résultats de la recherche avec le grand public.
Et comment les décideurs politiques utilisent-ils vos résultats ? Pouvez-vous donner un exemple ?
Par exemple, de 2019 à 2022, la Banque centrale du Luxembourg a exploité les données recueillies par SHARE pour une partie de ses analyses dans son avis sur le projet de loi relatif à la programmation financière pluriannuelle pour la période 2019-2023 du Grand-Duché. De plus, le ministère de la Santé a fourni à l'OMS quelques informations sur le vieillissement en bonne santé au Luxembourg dans le cadre de l'initiative « Décennie pour le vieillissement en bonne santé 2021-2030 », qui vise à améliorer la vie des personnes âgées, de leurs familles et de leurs communautés.
Cela fait plus de dix ans que vous travaillez sur SHARE – est-ce que cela continue à vous passionner ?
Bien entendu. Suivre un groupe de personnes sur une si longue durée, mettre des données à la disposition du monde entier et soutenir les décideurs politiques avec des recommandations fondées sur des données probantes reste l'une des missions les plus passionnantes que je puisse concevoir.
L'équipe SHARE au Luxembourg : María Noel Pi Alperin, Gaetan de Lanchy, Jordane Segura, Thierry Kruten, Sylviane Breulheid et Benjamin Boehm © LISER 2024
Auteure : Britta Schlüter
Éditrice : Michèle Weber (FNR)
Traductrice : Nadia Taouil (t9n.lu)