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De nombreux parents au Luxembourg bénéficient aujourd'hui d'une offre de garde externe pour leurs enfants. Comment l'accueil des enfants a-t-il évolué au Luxembourg au cours des 20 dernières années ? Le modèle d'accueil luxembourgeois est-il comparable à celui d'autres pays ? Et quels en sont les avantages et les inconvénients ? L'économiste Dr Audrey Bousselin du Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) répond à ces questions parmi d'autres.
Dr Audrey Bousselin, pourriez-vous nous donner un aperçu de la situation actuelle de la garde d'enfants au Luxembourg ?
Audrey Bousselin: Je me rapporte à la garde d'enfants dans un contexte non formel (par exemple en dehors du cadre scolaire). En d'autres termes, je ne parle pas de l'éducation précoce ni des écoles maternelles.
Au Luxembourg, il existe deux modes de garde d’enfants en dehors du domicile de l'enfant :
- les structures d'accueil agréées telles que les « crèches » ou les « maisons relais » qui proposent une prise en charge à temps plein ou à temps partiel. Ces établissements peuvent être publics (« secteur conventionné ») ou privés (« secteur commercial »).
- la prise en charge par une assistante parentale dans une structure qui correspond habituellement à son domicile.
Les structures d’accueil et les services de garde des enfants doivent répondre à un certain nombre de critères définis par la loi. Ces critères concernent la qualité structurelle de la prise en charge, notamment le rapport personnel/enfants, la taille des groupes, la formation du personnel et les caractéristiques des structures.
Qu'en est-il de la disponibilité et de l’accessibilité ?
Audrey Bousselin: Le recours aux services de garde d'enfants est très répandu au Luxembourg. En 2019, quelque 61 % des enfants âgés de moins de trois ans étaient inscrits dans une structure d'accueil au Luxembourg. Ce taux se situe au-dessus de la moyenne de l'OCDE pour cette tranche d'âge (Source : ministère de l'Éducation nationale, de l'Enfance et de la Jeunesse, Luxembourg).
Il n'y a pas de critères d'éligibilité pour obtenir une place. Toutefois, s'il n'y a pas assez de places libres pour répondre à la demande, le secteur public privilégie les enfants dont les deux parents travaillent à temps plein, les enfants issus de familles monoparentales ou les enfants dont les frères et sœurs fréquentent déjà une structure d'accueil.
Comment les services de prise en charge des enfants ont-ils évolué au Luxembourg ?
Audrey Bousselin: La politique en faveur de l’accueil des enfants a commencé dans les années 2000 avec la stratégie de Lisbonne.
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La stratégie de Lisbonne vise à combattre la faible productivité et la stagnation de la croissance économique dans l'UE moyennant diverses initiatives politiques que l’ensemble des États membres de l'UE devraient mettre en œuvre.
Lors du sommet de Barcelone en 2002, les États membres de l'UE se sont notamment mis d'accord sur une série d'objectifs en matière de garde d'enfants. Dans ce contexte, 33 % des enfants de moins de trois ans et 90 % des enfants d'âge scolaire devaient être pris en charge dans des structures en dehors de leur lieu de résidence et de leur famille.
Jusqu'à la réforme des « chèques-services » en 2009 (voir ci-dessous), l'offre d'accueil pour les enfants âgés de 0 à 3 ans était inférieure à l'objectif des 33 %. Les familles se voyaient refuser l'accès en raison d'un manque de places et il y avait des listes d'attente (Bousselin, 2015).
Malgré les nombreux efforts déployés par le pays au cours des dernières décennies pour améliorer les capacités d'accueil, il peut toujours s’avérer difficile de trouver une place dans les régions où la demande est élevée, principalement en raison du grand nombre de ménages à double revenu. Nous ne disposons pas de données récentes à ce sujet. Il serait utile de combler ce manque de données.
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2001 : le secteur connaît une avancée significative vers la professionnalisation grâce à l'introduction d'une obligation d'agrément pour la prise en charge de la petite enfance. Ces agréments définissent des normes claires à respecter pour améliorer la qualité et le professionnalisme des services d'accueil des enfants dans leur ensemble. Ces normes veillent à ce que les environnements physiques dans lesquels les enfants sont accueillis répondent à des critères déterminés en termes de qualification du personnel, de sécurité, d'hygiène et d’infrastructures adéquates. Tout ceci contribue à une prise en charge et un soutien améliorés des tout-petits.
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2007 : les assistants parentaux ont été soumis aux dispositions réglementaires
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2005 : création de la maison relais, qui accueille des enfants âgés de 0 à 12 ans au sein d’une même structure.
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2009 : introduction du « chèque-service accueil »
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2012 : modification de la portée des chèques-services accueil
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2013 : changement de paradigme : l'accueil des enfants relève de la compétence du ministère de l'Éducation nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse (jusqu'alors, ce domaine relevait du ministère de la Famille). Cette étape marque la reconnaissance du secteur non formel comme faisant partie intégrante de l'éducation.
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2016 : extension du chèque-service accueil aux frontaliers
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2017 : « éducation plurilingue » avec 20 heures de prise en charge gratuite pour les enfants âgés de 0 à 4 ans.
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2022 : l'accueil extrascolaire devient gratuit pour tous les enfants.
Quel a été l'événement majeur ?
Audrey Bousselin: L'événement le plus marquant a certainement été l'instauration des « chèques-services » pour la garde d'enfants en 2009 (suivi par des changements du barème en 2012 et l’inclusion des frontaliers en 2016). Les chèques-services accueil sont valables aussi bien dans les établissements publics que privés.
Avec cette nouvelle politique, les prestataires de services bénéficient d’un financement direct de la part du gouvernement et la contribution des parents est calculée en fonction du revenu du ménage, de la taille de la famille et du nombre d'heures de prise en charge.
Après la réforme, de nouveaux prestataires sont entrés sur le marché, élargissant l'offre globale de services. Entre 2009 et 2014, le nombre de places d’accueil a doublé (source : Ministère de la Famille).
La nouvelle politique a suscité une importante avancée. Ce n'est guère surprenant, étant donné qu'avant la réforme, le secteur de l'accueil des enfants avait atteint ses limites en termes de capacités. Après le changement de politique, le nombre de familles pouvant se permettre de faire garder leurs enfants a augmenté.
La hausse était plus marquée dans le secteur privé : entre 2008 et 2011, le nombre d'établissements privés et l’accueil en famille ont doublé, tandis que le nombre d'établissements publics a augmenté de 20 %. Cela signifie que le nombre de places d’accueil a augmenté, tandis que la composition des places d'accueil n'a guère évolué, ce qui suggère que des enfants gardés par leurs parents avant la réforme ont occupé de nouvelles places dans les structures d'accueil.
Audrey Bousselin
Le modèle de garde d’enfants luxembourgeois est-il comparable à celui d'autres pays ?
Audrey Bousselin: Au Luxembourg, il existe un système d’accueil des enfants universel fortement subventionné ou gratuit, mais qui se heurte à des limites en termes de capacités. Cette situation est comparable à ce qui se passe dans la plupart des pays européens.
Dans la majorité des Länder allemands, au Royaume-Uni et au Japon, la garde d'enfants est subventionnée. Aux États-Unis, en revanche, les services de prise en charge des enfants sont principalement mis à la disposition des familles à faibles revenus par l’intermédiaire de programmes d’évaluation des besoins. L'octroi d’allocations pour la garde d'enfants ou d'une aide financière aux familles dépend du niveau de revenu.
En 2018, les dépenses consacrées à la garde d'enfants au Luxembourg représentaient 0,5 % du PIB, ce qui correspond à la moyenne de l'OCDE de 0,6 % (provenant à la fois de sources publiques et privées). Les investissements en apparence modestes du Luxembourg en pourcentage du PIB doivent être interprétés à la lumière de la solidité inhabituelle de l'économie et du PIB élevé par habitant du pays. Le Luxembourg a le PIB par habitant le plus élevé des pays de l'OCDE (OCDE, 2022).
Les dépenses annuelles par enfant âgé de 3 à 5 ans étaient nettement au-dessus de la moyenne de l'OCDE en 2018 au Luxembourg (20 921 USD contre 9 123 USD, en parité de pouvoir d'achat, OCDE, 2021).
À propos des données (manquantes)
Audrey Bousselin met en évidence un manque de données sur de nombreux aspects de la garde des enfants au Luxembourg : « À l’heure actuelle, les données sont assez dispersées. Il y en a, mais elles proviennent de sources différentes et utilisent une nomenclature différente. »
Selon Audrey Bousselin, des données concernant la qualité des structures d'accueil des enfants font aussi défaut : « Il n'y a par exemple aucune donnée sur les qualifications du personnel, la démographie des employés du secteur ou leurs conditions de travail. »
Quels sont les avantages associés à la politique de garde d'enfants au Luxembourg ?
Audrey Bousselin: Des données supplémentaires du Luxembourg sont nécessaires pour formuler des conclusions précises. Mais sur la base des données scientifiques disponibles, nous pouvons affirmer ce qui suit :
- Tous les parents ont accès à des services d'accueil abordables. Cette situation pourrait s’avérer bénéfique pour les familles à revenu modeste en raison de la réduction des coûts associés à la garde d'enfants (Hufkens et al., 2021). Elle peut en outre contribuer à faire évoluer les perceptions et les croyances concernant la prise en charge des jeunes enfants par d’autres personnes que la mère (Rose, 2021). Des éléments suggèrent que la réforme de l'accueil des enfants a rendu plus fréquente la garde d'enfants par d'autres personnes que la mère (Bousselin, 2022).
- Elle est avantageuse pour les parents qui travaillent, en particulier les mères (Bousselin, 2022). Cela pourrait contribuer à favoriser l'égalité entre les sexes en changeant la répartition traditionnelle des rôles et en permettant aux deux parents de mieux concilier leurs obligations professionnelles et leurs responsabilités familiales.
- L'accès à une garde d'enfants de qualité peut contribuer à combler l'écart entre les enfants défavorisés et ceux issus de milieux plus privilégiés. Elle instaure des conditions de départ équitables, permettant à tous les enfants d'acquérir des compétences et des connaissances essentielles au cours de leurs années formatrices (Cornelissen et al., 2018; Busse & Gathman, 2020; Fort et al., 2020 et voir le rapport récent de Dietrichson, 2020). Voilà qui est d'une grande importance politique au Luxembourg, où le fossé éducatif entre les enfants d’origine luxembourgeoise et ceux issus d’autres pays figure parmi les plus grands des pays de l'OCDE (source : OCDE). Un récent rapport du LUCET (Luxembourg Center for Educational Testing) soutient cette affirmation sur la base de plusieurs cohortes de données et d'analyses multivariées (Hornung et al. 2023). (Note de la rédaction : les analyses multivariées permettent d'établir des liens entre les variables (p. ex. l'éducation précoce et les résultats scolaires ultérieurs) en tenant compte d'autres variables de contrôle pertinentes (p. ex. le contexte socio-économique de la famille ou le contexte migratoire)).
- La garde d'enfants universelle réunit des enfants de différents horizons, ce qui pourrait contribuer à favoriser l'inclusion sociale et l'intégration culturelle, comme le préconise la Commission européenne depuis 2018 (voir la recommandation du Conseil relative à la promotion de valeurs communes, à l'éducation inclusive et à la dimension européenne de l'enseignement, Commission européenne, Bruxelles 2018).
Quels sont les inconvénients ?
Audrey Bousselin:
- Une garde d'enfants universelle peut soulever des questions d'équité en raison de la diversité des besoins individuels et des circonstances. Toutes les familles n'ont pas besoin du même niveau de soutien en matière de prise en charge des enfants, et une approche uniforme pourrait avantager de manière démesurée les ménages à revenu élevé, tout en négligeant les besoins spécifiques des familles défavorisées (Baker et al., 2018 ; Cornelissen et al., 2018 ; Cascio, 2019).
- Le « chèque-service » pour la garde des enfants coûte cher. Il représente la moitié des dépenses publiques en matière d'allocations familiales (source : ministère de l'Éducation et Caisse pour l’avenir des enfants). Cela peut entraîner la déduction de ressources d'autres prestations sociales importantes, ce qui risque malencontreusement d'accentuer les inégalités dans divers secteurs. Mais nous manquons de données à ce sujet. La méthode de calcul du chèque-service est complexe et peut être difficile à comprendre. Les utilisateurs peuvent éprouver des difficultés à comprendre comment les chèques impactent les coûts réels, ce qui engendre de l'incertitude. Cette complexité peut dissuader les parents d'utiliser les chèques de manière efficace et de participer au programme, ce qui, en fin de compte, compromet les avantages recherchés. Consultez, par exemple, Janssens et Van Mechelen (2022) pour une analyse récente des principaux mécanismes à l'origine du non-recours aux offres publiques.
- Il existe une distinction claire entre le secteur « conventionné » (public) et le secteur « commercial » (privé) (OCDE, 2022a), ce qui se traduit par une série de services dotés de moyens inégaux, et entraîne à son tour des inégalités en termes de qualité (au-delà des exigences minimales). Or, la qualité est un élément clé pour que la fréquentation des structures d'accueil soit profitable aux enfants. Il existe cependant encore peu de données probantes sur les caractéristiques définissant la qualité des services d'éducation des jeunes enfants, et sur une éventuelle relation causale positive entre les indicateurs de qualité et les résultats des enfants (Blanden et al., 2022).
- Il est essentiel que le secteur de la garde d'enfants se porte bien pour soutenir l'emploi des parents et s'assurer que le gouvernement tient ses engagements en matière d'éducation précoce. Le secteur de la garde d'enfants se caractérise par un taux élevé de rotation du personnel, notamment en raison des motifs suivants :
- salaires peu élevés
- charge de travail et responsabilités importantes
- trop grande dépendance à l'égard des femmes pour occuper les postes
- niveau de formation insuffisant et manque d'opportunités de carrière
- statut peu attrayant et manque de reconnaissance et
- culture organisationnelle et climat négatifs
(Blanden et al., 2020).
Au Luxembourg, attirer et retenir du personnel hautement qualifié pourrait constituer un défi, en particulier pour les établissements « commerciaux », car ils offrent des conditions de travail moins avantageuses que les établissements « conventionnés », non seulement pour ce qui est des salaires, mais aussi en termes de durée d'emploi et de temps de travail (OCDE 2022a & b).
Entretien: Dr. Dhiraj Sabharwal
Rédaction: Michèle Weber (FNR)
Traduction: Nadia Taouil (t9n)
Photo Audrey Bousselin: Laura Drouot
Cet article fait partie d'une série
- 1 / 4 Ce que les scientifiques pensent du plan en matière d'énergie et du climat du Luxembourg Lire
- 2 / 4 La crise du logement au Luxembourg du point du vue de la science – questions aux experts Lire
- 3 / 4 L'évolution du congé parental au Luxembourg du point de vue d’une chercheuse Lire
- 4 / 4 Avantages et inconvénients de la garde d'enfants universelle au Luxembourg En lecture
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