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Est-ce que nous sommes dans une crise de production, et est-ce que cette crise de production va accentuer la crise du logement ?

Une crise du logement s’est développée au Luxembourg au cours des deux dernières décennies, rendant l’acquisition de propriété difficile pour de plus en plus de ménages, notamment les plus précaires. Au cours de l’année passée, une forte diminution de l'activité immobilière a été constatée. Parallèlement, les prix de vente ont affiché une légère tendance à la baisse, tandis que les loyers ont augmenté beaucoup plus que le taux d’inflation. Ce sont les constats d’une de plusieurs publications récentes du LISER (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) en collaboration avec l’Observatoire de l’Habitat.

Dans une autre note, les chercheurs du LISER constatent que l'augmentation des prix des logements au Luxembourg est principalement attribuable au foncier, avec une croissance notable des prix des terrains par rapport aux logements en construction. Les propriétaires de foncier résidentiel sont majoritairement des particuliers (63,9%) et des sociétés privées (19,1%), principalement des promoteurs locaux. La concentration de la possession du foncier constructible reste élevée, avec les 1 000 plus grands propriétaires particuliers et les 10 principales sociétés détenant une part importante du foncier résidentiel total.

Voici les constats principaux des publications de l’Observatoire de l’Habitat :

Les prix de vente de l’immobilier au 1er trimestre 2023 sont orientés à la baisse : en moyenne -1,5% par rapport au 1er trimestre 2022.

  • Les loyers demandés pour de nouveaux contrats de location sont par contre en forte augmentation (+11% du 1er trimestre 2022 au 1er trimestre 2023)
  • L’exclusion des ménages les plus précaires du marché privé s’aggrave (augmentation des prix et des loyers, conditions d’octroi de crédits immobiliers moins favorables).
  • Le foncier reste la source majeure de l’augmentation des prix des logements au Luxembourg : entre 2010 et 2021, la hausse cumulée des prix des terrains (+136,5%) a été nettement supérieure à celles des prix des logements en construction (+107,4%).
  • 1 000 personnes détiennent plus de 40% du foncier résidentiel détenu par l’ensemble des personnes physiques au Luxembourg.
  • La part du foncier détenue par les entités publiques et parapubliques (État, communes…) a augmenté de 7,8% en 2013 à 14,5% en 2021.

Est-ce que nous sommes dans une crise de production, et est-ce que cette crise de production va accentuer la crise du logement ? D’un point de vue scientifique, quelles sont les raisons de la crise de logement ? Et quelles mesures pourraient alléger la situation rapidement et durablement ?

À gauche/en haut: Prof. Dr. Markus Hesse, professeur de recherche urbaine à l'Université du Luxembourg.
À droite/en bas: Dr. Antoine Paccoud, chercheur au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) et coordinateur de l'Observatoire de l'Habitat.

Antoine Paccoud est géographe social et s’intéresse aux inégalités liées au logement et au foncier. Il est chercheur au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) depuis 2015, et coordonne l’Observatoire de l’Habitat, une collaboration de longue date entre le LISER et le Ministère du Logement du Luxembourg. Plus d'infos sur le site internet du LISER.

Markus Hesse est professeur de recherche urbaine à l'Université du Luxembourg au sein du département de géographie et d'aménagement du territoire. Après des études de géographie et une thèse de doctorat en aménagement du territoire, Markus Hesse a obtenu son habilitation en géographie humaine. Depuis 2008, il mène des recherches à l'Université du Luxembourg sur un large éventail de sujets dans le domaine du développement urbain et de la gouvernance métropolitiaine. Plus d'infos sur le site de l'Université. Plus d'infos sur le site internet de l'Université.

 

Que pensez-vous : est-ce que la crise actuelle de la production va aggraver la crise du logement?

Dr. Antoine Paccoud : Le Luxembourg connait actuellement une crise de son modèle de production de logements qui repose sur des mesures fiscales favorisant l’investissement immobilier mises en place afin de stimuler la production de logements. En effet, le Luxembourg ne construit pas assez de nouveaux logements chaque année pour satisfaire à la demande des nouveaux ménages du pays.

Plutôt que de produire plus de logements, les promoteurs immobiliers semblent avoir redirigé une partie importante de leur production vers les investisseurs. Ces derniers peuvent acheter plus rapidement et en plus grande quantité que les primo-accédants et sont devenu une maille essentielle du financement de projets immobiliers : ils ont constitué entre un tiers et la moitié des acquéreurs d’appartements neufs entre 2015 et 2021.

Le taux de propriété a pu se maintenir face à cette demande d’investisseurs grâce à l’allongement de la durée des crédits et aux taux d’intérêts faibles. Mais cette compétition entre ces deux pans de la demande, conjuguée aux rigidités de l’offre, a contribué à renchérir le logement : les prix de vente des logements existants, des logements neufs et des terrains à bâtir ont tous plus que doublé entre 2010 et 2022.

Prof. Markus Hesse : Oui, tout plaide en ce sens. Mais la crise actuelle est l'expression d'une évolution à long terme, prévisible depuis au moins 15 ans, notamment en raison du déséquilibre structurel entre une demande croissante (environ 4.000 unités par an) et une stagnation de la construction de nouveaux logements (parfois 50 % en dessous de la demande). A cela s'ajoutent certaines particularités du Luxembourg qui favorisent une aggravation latente de la « crise » : bien sûr, la caractéristique du pays et de sa capitale comme centre financier ("small-but-global") et la forte croissance économique et démographique. Ce qui a changé ces dernières années, c'est la perception de la crise dans la politique et la société : d'un silence routinier ou d'un débat très ponctuel, nous assistons désormais à une discussion tout à fait intense - du moins pour les conditions locales - sur des stratégies possibles pour combattre la situation. Mais ce qui manque au débat jusqu'à présent, c'est une analyse impartiale des causes du problème et une stratégie qui ne soit pas entachée par le statu quo (croyances politiques, intérêts consolidés).

D’un point de vue scientifique, quelles sont les raisons principales pour la crise du logement qui s’est développée depuis les années 2000?

Dr. Antoine Paccoud : Le Luxembourg connait des difficultés de longue date pour mobiliser le foncier destiné à la production de logements. L’Observatoire de l’Habitat fait état depuis 2007 d’importantes réserves de terrains constructibles pour l’habitat. La plus récente de ces études montre que jusqu’à 161.500 logements pourraient être construits sur les terrains destinés à l’habitat.

Les terrains potentiellement constructibles sont majoritairement en main privée, et leur détention est très concentrée. Il y a au Luxembourg 100 personnes physiques détenant près de 30 millions d’euros de terrains constructibles chacun en moyenne, et cinq promoteurs locaux détenant en moyenne chacun 500 millions d’euros de foncier.

Ces données de la récente Note 32 de l’Observatoire de l’Habitat, ainsi que les résultats d’une étude de 2021 menée en collaboration avec l’Université du Luxembourg, suggèrent que la mobilisation difficile du foncier tient en partie de stratégies privées visant à maximiser l’extraction de valeur des terrains détenus. Ces stratégies se mettent en place sur le long terme en l’absence d’impôt foncier véritable et de la non-imposition des successions en ligne directe.

Prof. Markus Hesse : La composition du problème est extraordinairement complexe, ce qui rend la recherche de contre-stratégies difficile. D'une part, le Luxembourg connaît une évolution que l'on peut observer dans de nombreux autres centres de services modernes : spécialisation de l'économie, internationalisation de la population active, expansion spatiale, renforcement des inégalités sociales. D'autre part, ces tendances se déroulent ici dans un contexte très spécifique : nous constatons un déséquilibre flagrant entre la performance économique et l'attractivité d’un côté, et la petite taille du territoire, le manque d'infrastructures et les pratiques traditionnelles de l’autre côté. Cela se heurte à un système de régulation qui n'est guère en mesure de relever ces défis. Au fil du temps, une telle évolution peut également conduire à un site qui devient dysfonctionnel ou perd son attractivité pour des groupes porteurs importants ; cf. la discussion délicate sur les institutions européennes et les éventuels désavantages du site luxembourgeois, qui incluent également le problème du logement. On ne peut pas avoir les deux : La prospérité le plus élevée au niveau mondial et une société équitable avec des villes agréables à vivre pour tous.

Quelles mesures pourraient aider à remédier rapidement à la situation?

Dr. Antoine Paccoud : La crise du modèle de production de logement actuel affecte une grande partie des ménages du pays, du fait du faible nombre de logements publics protégés des secousses du marché immobilier.  La remontée des taux d’intérêt se traduit par une perte d’environ 20 à 30% du pouvoir d’achat des ménages souhaitant acheter un bien pour y vivre. Ceux qui ne peuvent plus suivre le niveau actuel des prix doivent donc se tourner vers le marché privé de la location.

Ceci met une nouvelle pression sur le marché locatif et peut donc expliquer la forte hausse des loyers depuis le début de l’année 2022. Ces hausses affectent des ménages locataires payant déjà la plus forte proportion de leur revenu pour le logement, et l’on assiste à une augmentation rapide du nombre de ménages qui candidatent à un logement en location abordable.

Il y a donc un nombre croissant de ménages qui sont exclus du marché privé de la location au Luxembourg. Les mesures les plus urgentes doivent viser à protéger les locataires, que ce soit par l’application effective de la loi liant le niveau du loyer à l’investissement réalisé pour acquérir le logement, ou par des mesures plus ponctuelles pour limiter les augmentations de loyer dans cette conjoncture difficile.

Prof. Markus Hesse : « Rapidement », ce ne sera pas possible... serait ma réaction spontanée. Malgré la flambée des prix, la property malaise est un phénomène plutôt inerte, qui ne peut être compris et traité qu'à long terme. Les contre-stratégies possibles ne sont donc envisageables qu'à long terme, par exemple en passant d'une pratique principalement axée sur le marché et la valorisation à la constitution de réserves publiques de foncier. Des décisions en ce sens devraient toutefois être prises très rapidement. L'accent mis actuellement sur l'accélération de nouvelles constructions est juste, mais présente trois inconvénients majeurs : elle prend longtemps, est coûteuse en production et se heurte à un système de planification et d'autorisation à bout de souffle, qui devrait être réformé en profondeur. La perspective des nouvelles constructions   devrait également être complétée par une optimisation des stocks, y compris des approches organisationnelles. Le vide historique du marché du logement local est constitué par les approches coopératives d'utilité publique, qui, contrairement à ce qui se passe habituellement au niveau international, ont manifestement beaucoup de mal à s'imposer ici. Et : quelles solutions peuvent être mises en œuvre à court terme dans le parc immobilier existant, par l'aménagement de combles et de sous-sols ou par l'échange de logements (retraités contre familles) ?

D’un point de vue scientifique, sur quelles mesures devrait-on se concentrer pour régler le problème du logement de façon durable ?

Dr. Antoine Paccoud : Pour sortir durablement de cette crise, il faut réinventer un nouveau modèle, qui s’éloigne de la configuration actuelle liant les promoteurs aux investisseurs. Ceci doit passer par un rééquilibrage de l’ensemble des mesures sociales et fiscales liées au logement. Le système socio-fiscal bénéficie actuellement plus aux ménages les plus aisés, et en particulier ceux qui ont des revenus issus de la location de biens, qu’aux ménages en difficulté.

Le virage récent de la politique du logement en faveur du logement public abordable s’est accompagné d’un activisme sans parallèle historique pour l’acquisition de terrains pour le logement. Il est essentiel d’accentuer cette interventionnisme public dans la création de logements, à travers l’acquisition de foncier et de projets de construction en difficulté, ainsi que par la mise en place d’une entreprise publique de construction.

Afin de limiter les rentes découlant du faible nombre d’acteurs en possession de foncier constructible, la réforme de l’impôt foncier projetée doit être menée à bout avec un calendrier accéléré. Il est important de pénaliser la détention improductive de terrains constructibles dans les endroits où un développement résidentiel serait approprié.

Prof. Markus Hesse : Durable signifie à long terme et intégré, dans tous les secteurs de la politique - une bonne approche. Mais le problème est aussi un défi extrême pour la science, car il n'existe guère de plans ou de modèles pour l'aborder. Il s'agit d'un dilemme structurel qui est déterminé par la trajectoire de croissance du pays. Plus le nombre d'emplois et de bureaux augmente, plus la situation du logement devient critique : la pression de l'offre et de la demande se combine. Il manque au pays un équilibre entre l'économie et la société, entre la capitale et les autres régions, entre le Luxembourg et ses voisins. Ce serait l'objectif à long terme d'une Grande Transformation. Mais les avantages et les inconvénients de la situation actuelle sont inégalement répartis au sein de la société : Ainsi, des groupes d'acteurs importants ont longtemps profité des dividendes de la mondialisation ; en même temps, un logement abordable sur place est tout à fait impopulaire. Comme on le voit, il est politiquement délicat de remettre en question des privilèges établis. Si l'on veut sortir du schéma des pratiques habituelles, cela suppose un débat courageux et ouvert, qui ne devrait pas manier de fausses notions (« culpabilité »).

Une conférence sur le sujet aura lieu le 3 octobre 2023 à Esch-Belval, organisée par le Dr. Lindsay Flynn de l'Université du Luxembourg dans le cadre du programme PROPEL co-financé par le Fonds National de la Recherche. Il faut s'enregistrer pour la conférence jusqu'au 21 septembre. Plus d'infos sur la page internet de la conférence.

Auteurs: Dr. Antoine Paccoud (LISER) et Prof. Dr. Markus Hesse (Université du Luxembourg)
Questions/Édition: Michèle Weber (FNR)
Photos des chercheurs © Antoine Paccoud et Markus Hesse

Infobox

Bibliographie

Le marché du logement à la loupe : prix, foncier et candidats à un logement abordable.

Mădălina Mezaroş & Antoine Paccoud (2022) Accelerating housing inequality: property investors and the changing structure of property ownership in Luxembourg, International Journal of Housing Policy, DOI: 10.1080/19491247.2022.2106540

Antwort auf parlementarische Frage 5374 vom 10. Dezember 2021.

Endbericht Siedlungsflächenreserven in Luxemburg 2020/2022 (2023).

Panorama du foncier constructible au Luxembourg : prix de vente, incidence foncière et structure de la propriété. Note 32 de l’Observatoire de l’Habitat (2023).

Antoine Paccoud, Markus Hesse, Tom Becker & Magdalena Górczyńska (2022) Land and the housing affordability crisis: landowner and developer strategies in Luxembourg’s facilitative planning context, Housing Studies, 37:10, 1782-1799, DOI: 10.1080/02673037.2021.1950647

Catherine Wong, Markus Hesse & Thomas J. Sigler (2022) City-states in relational urbanization: the case of Luxembourg and Singapore, Urban Geography, 43:4, 501-522, DOI: 10.1080/02723638.2021.1878331

Ivo Balmer & Jean-David Gerber (2018) Why are housing cooperatives successful? Insights from Swiss affordable housing policy, Housing Studies, 33:3, 361-385, DOI: 10.1080/02673037.2017.1344958

Evolution du taux d’effort des ménages résidents du Luxembourg selon leur mode d’occupation et leur niveau de vie entre 2016 et 2019. Note 27 de l’Observatoire de l’Habitat (2021).

Qui sont les candidats à un logement en location abordable au Luxembourg ? Note 33 de l’Observatoire de l’Habitat (2023).

L’impact des politiques sociales et fiscales en matière de logement sur la situation de revenu des locataires et propriétaires. Note 30 de l’Observatoire de l’Habitat (2022).

 

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