« Ziel mir keng! » est diffusé sur RTL Tëlee après le « Wëssensmagazin Pisa ». Vous pouvez aussi visionner les épisodes sur RTL Play et sur la chaîne YouTube science.lu.

En Angleterre, les hommes qui vivent dans les quartiers les plus pauvres ont une espérance de vie inférieure de 9,7 ans en moyenne (Office for National Statistics, 2022) à celle des hommes qui habitent dans les quartiers les plus aisés ! Et dans l’UE, les personnes sans diplôme d’enseignement secondaire vivent quatre ans de moins en moyenne que celles qui possèdent un diplôme universitaire ! 

La pauvreté représente un lourd fardeau pour les personnes concernées et décrit une situation de précarité financière et sociale qui peut même parfois mettre leur vie en péril.

La recherche scientifique permet de mieux comprendre et de quantifier ce phénomène, notamment afin de produire des données pour pouvoir prendre des mesures fondées sur des éléments concrets.

Des études révèlent que la pauvreté a un impact négatif sur l’éducation et la santé des personnes concernées et qu’il n’est pas évident de sortir de la pauvreté quand on grandit dedans.

Le chercheur spécialisé dans la pauvreté Olivier De Schutter affirme à ce sujet : « La pauvreté est une sentence à vie pour une faute que l’enfant n’a pas commise. » (Olivier De Schutter, 2024)  

Nous allons examiner des études sur le sujet. Et vous allez voir qu’il y a aussi des perspectives plus réjouissantes !

Remarque : Pour cet épisode, nous avons bénéficié des conseils de Philippe Van Kerm (Univeristé du Luxembourg), d’Eric Marlier (LISER), d’Anne-Catherine Guio (LISER) et de Guillaume Osier (Statec), qui ont également vérifié les faits. 

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Anne Catherine Guio

Chercheuse, Coordination du développement international, Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER)

Anne-Catherine Guio est économiste et possède une solide expérience en statistique, en analyse comparative des données (de l’UE) et en recherche axée sur les politiques. Ses principales recherches portent sur la privation matérielle, la pauvreté, l'exclusion sociale et le bien-être, qu’il s’agisse de la population générale ou de la situation spécifique des enfants.

 

Eric Marlier

Chercheur, Coordination du développement international, Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER)

Eric Marlier est coordinateur scientifique international du Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER, anciennement CEPS/INSTEAD) depuis 2002. Avant de rejoindre le LISER, il a travaillé pour le gouvernement belge (cabinet du ministre des Affaires sociales et des Pensions), la Commission européenne (Eurostat) et dans le secteur privé.

Guillaume Osier

Responsable de l'unité « Conditions de vie » au Statec

Guillaume Osier est statisticien et responsable de l’unité « Conditions de vie » au STATEC, où il dirige plusieurs enquêtes menées auprès de la population au Luxembourg. Il a contribué à des travaux dans le domaine de la méthodologie statistique, notamment sur l’évaluation de la précision des données issues d’échantillonnages et de façon générale sur la méthodologie des enquêtes. Il donne aussi des conférences sur ce sujet à l’Université du Luxembourg dans le cadre du programme EMOS (European Master for Official Statistics).

 

Prof. Philippe Van Kerm

Professeur dans le domaine des inégalités sociales et de l’analyse des politiques sociales à la Faculté des Sciences Humaines, des Sciences de l’Éducation et des Sciences Sociales.

Ses domaines de recherche portent sur les méthodes quantitatives en économie et gestion, les systèmes économiques et l’économie publique, la sociologie et les sciences sociales, de même que des sujets économiques spécifiques (santé, travail, transport, etc.).

 

Qu’est-ce que la pauvreté ? Et comment peut-on la mesurer ?

Quand on pense à la pauvreté, on pense d’abord à un manque d’argent. La Banque mondiale considère qu’une personne est extrêmement pauvre si elle gagne moins de 2,15 dollars par jour. Dans les pays pauvres, ce montant correspond au minimum absolu indispensable pour subsister (The World Bank, 2022). Pour des pays plus riches, cet indicateur n’est pas pertinent.

C’est pourquoi il existe des indicateurs relatifs, qui examinent la situation des personnes par rapport au niveau de vie national. Dans l’UE, on utilise souvent le taux de risque de pauvreté : il s’applique quand le « revenu équivalent disponible » de chaque membre du ménage est inférieur à 60 % du salaire médian !

Oui, cette phrase contient des termes assez complexes.

Le salaire médian correspond à la valeur de salaire telle que dans la population considérée, la moitié des salariés gagne moins que cette valeur, tandis que l'autre moitié gagne plus.

Nous en avons parlé plus en détail dans l’article suivant :

Le revenu équivalent disponible prend en compte non seulement le salaire, mais aussi le revenu total perçu par le ménage qui est disponible en vue d’être dépensé ou épargné, divisé par le nombre de membres du ménage.

Vous trouverez des informations supplémentaires sur le revenu équivalent disponible et les inégalités de façon générale dans l’article suivant :

Au Luxembourg, le seuil de risque de pauvreté s’élevait à 2 382 € par mois en 2023 pour un adulte célibataire. Si plusieurs personnes vivent dans le ménage, la méthode de calcul est un peu plus complexe.

Au Luxembourg, près d’une personne sur cinq est ainsi exposée au risque de pauvreté, soit un peu plus de 120 000 personnes.

D’ailleurs, une personne sur cinq au Luxembourg reconnaît avoir des difficultés à joindre les deux bouts à la fin du mois.  Il s’agit là d’un indicateur subjectif de la pauvreté.

Il est toutefois très important de noter que la pauvreté ne se résume pas à un manque d'argent et qu’elle concerne aussi l’exclusion sociale. La pauvreté empêche en effet les gens de participer à la vie sociale.

C’est pourquoi il existe aussi les « indicateurs de privation ». Un certain nombre d’éléments ont été définis comme étant indispensables pour permettre à une personne de participer à la société. Il s’agit entre autres de l’accès à Internet ou à une voiture, de la possibilité de partir en vacances une fois par an, de s’acheter de nouveaux vêtements, de se réunir avec des amis ou la famille pour un repas, etc.

Si on n’a pas les moyens de s’offrir 5 des 13 éléments sur cette liste, on est considéré comme matériellement et socialement démuni. Au Luxembourg, c'est le cas de 5,7 % de la population.

Première conclusion : La pauvreté englobe des dimensions à la fois économiques et sociales. Au Luxembourg, la pauvreté touche plus de gens qu’on ne le supposerait, compte tenu de la richesse du pays.

Impact de la pauvreté sur les personnes concernées

Examinons l’impact que la pauvreté a sur la vie des personnes concernées.
La probabilité de vivre dans la pauvreté à l’âge adulte est plus élevée pour ceux qui ont grandi dans la pauvreté. Le livre « The Escape from Poverty », rédigé entre autres par deux chercheurs luxembourgeois, apporte des explications détaillées à ce sujet. (De Schutter et al. 2023)

Une étude internationale montre qu’en France, par exemple, il faut en moyenne cinq générations pour que les descendants d’une famille très pauvre aient des chances normales d’atteindre un niveau de revenu correspondant à la classe moyenne. Au Danemark, il ne faut que deux générations, mais, en Colombie, il en faut pas moins de onze. (De Schutter et al. 2023)

Cela n'exclut pas que certaines personnes pauvres puissent devenir soudainement riches. Mais cela montre que les chances ne sont pas réparties de manière équitable.

Il n'est donc pas vrai que la richesse est uniquement une question de mérite personnel.

Deuxième conclusion : Les personnes pauvres sont durablement défavorisées.

Corrélations entre la pauvreté respectivement un milieu socio-économique défavorable et l'éducation et la santé

Cela se reflète dans plusieurs domaines.

Les enfants de familles en situation de précarité socio-économique obtiennent par exemple de moins bons résultats à l’école. Au Luxembourg, l'écart entre les élèves issus de milieux socio-économiques défavorisés et ceux provenant de milieux aisés est particulièrement important (OECD 2018, OECD 2016, OECD 2013).

Dans l’étude PISA, les élèves luxembourgeois appartenant au quartile socio-économique le plus bas accusaient, en lecture, un retard d’environ trois années d’apprentissage par rapport à ceux appartenant au quartile supérieur.

Ils affichaient aussi un retard marqué en mathématiques et en sciences, en plus de redoubler plus souvent.

Il s’agit bien entendu seulement d’une corrélation. Les causes de cette situation sont variées, mais elles sont étroitement liées au milieu défavorisé.

Par exemple, les familles en situation de précarité ont moins d’argent pour acheter du matériel pédagogique adéquat ou offrir un soutien scolaire à l’enfant. Au Luxembourg, la langue maternelle et le contexte migratoire jouent bien entendu aussi un rôle.

On observe aussi que les personnes issues de milieux socio-économiques défavorisés souffrent davantage de problèmes psychiques et de maladies chroniques et, comme évoqué précédemment, elles ont une espérance de vie plus courte (OECD, 2023, WHO, 2014, OECD 2018, Guralnik et al. 2006).

C’est lié, entre autres, au stress que provoque la pauvreté, c'est-à-dire l’angoisse de ne pas savoir comment joindre les deux bouts. Cela affecte la santé, tant sur le plan mental que physique. En plus, le stress entraîne souvent des comportements nocifs pour la santé, comme l’abus d’alcool ou le tabagisme. Les personnes issues de milieux pauvres ont souvent une alimentation déséquilibrée. Elles manquent souvent d’argent pour acheter de bons produits et de temps pour préparer des aliments frais. (Pampel et al., 2010)

Troisième conclusion : La pauvreté va de pair avec des effets négatifs sur l’éducation, la santé et l’espérance de vie.

Que peut-on faire pour lutter contre la pauvreté ?

Les transferts sociaux et les aides financières pour les personnes démunies constituent, bien entendu, des options possibles. Il est intéressant de noter qu’un grand nombre de dispositifs sont déjà en place, mais qu'ils ne profitent pas toujours aux personnes auxquelles ils sont destinés.

Des chercheurs au Luxembourg ont montré que 45 % des personnes pouvant prétendre à l’allocation de vie chère ne la sollicitent pas. En ce qui concerne l’allocation loyer, pas moins de 80 % des bénéficiaires potentiels n’y ont pas recours (Franziskus and Guio 2024). Les chercheurs s’intéressent ici aux raisons de ce phénomène et proposent des pistes de solutions pour améliorer la situation.

Une autre approche serait de proposer aux personnes défavorisées, y compris aux enfants, une bonne éducation ou formation pour leur permettre de se construire un avenir stable.

Beaucoup d’autres pistes existent. Et la science peut fournir des données, des éléments factuels et des pistes, mais ce sont les responsables politiques et la société qui doivent prendre les décisions.

C’était un sujet un peu plus difficile à l’approche de Noël. Mais pour terminer sur une note positive : à l’échelle mondiale, le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté a reculé de 2 milliards en 1990 à 692 millions en 2024.

Il est donc essentiel de continuer à agir.

Merci pour votre attention. Ciao, ciao !

 

Auteur : Jean-Paul Bertemes
Co-auteure : Lucie Zeches
Vérification des faits et conseils : Philippe Van Kerma (Université du Luxembourg/LISER), Guillaume Osier (STATEC), Eric Marlier (LISER), Anne-Catherine Guio (LISER) Daniel Saraga
Édition : Michèle Weber, Didier Goossens, Joseph Rodesch (FNR)
Traduction : Nadia Taouil (t9n.lu)

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Références
  1. Office for National Statistics, 2022. ‘Health State Life Expectancies by National Deprivation Deciles, England’.
  2. OECD,2020, Education at a Glance 2020: OECD Indicators, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/69096873-en.
  3. Citation Oliver de Schutter, Keynote Talk at the Conférence : les défis de la jeunesse au Luxembourg, 23.05.2024
  4. The World Bank, 2022 ‘Fact Sheet: An Adjustment to Global Poverty Lines’. n.d. Text/HTML. World Bank. Accessed 30 November 2024. https://www.worldbank.org/en/news/factsheet/2022/05/02/fact-sheet-an-adjustment-to-global-poverty-lines.
  5. STATEC, 2024 Luxembourg in Figures Edition 24, LUSTAT C1106, available online at: https://statistiques.public.lu/en/publications/series/luxembourg-en-chiffres/2024/luxembourg-en-chiffres-2024.html
  6. STATEC, 2024 Rapport Travail et Cohésion Sociale 2024 Analyses, EU-SILC 2022-2023 available online at : https://statistiques.public.lu/en/publications/series/analyses/2024/analyses-03-24.html
  7. Eurostat 2024, Material and social deprivation rate by age and sex. Data available at: https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/ILC_MDSD07/default/table
  8. OECD, PISA 2018 Database, Table II.B1.2.3., Data available at cb41f5fb-en.xlsx,
  9. OECD (2016) PISA 2015 Results (Volume I): Excellence and Equity in Education
  10. OECD (2013), PISA 2012 Results: Excellence through Equity (Volume II): Giving Every Student the Chance to Succeed, PISA, OECD Publishing, https://doi.org/10.1787/9789264201132-en,
  11. MEN 2018, Ministère de l’Education, de l’Enfance et de la Jeunesse PISA 2018 Luxembourg . available at : https://men.public.lu/dam-assets/catalogue-publications/statistiques-etudes/secondaire/pisa-2018-vergleich.pdf
  12. World Health Organization and Calouste Gulbenkian Foundation. Social determinants of mental health. Geneva, World Health Organization, 2014
  13. OECD, 2023, How to Make Societies Thrive? Coordinating Approaches to Promote Well-being and Mental Health, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/fc6b9844-en.
  14. A Broken Social Elevator? How to Promote Social Mobility - © OECD 2018 9789264301085-en.pdf, Data available at: http://dx.doi.org/10.1787/888933761910
  15. Pampel FC, Krueger PM, Denney JT. Socioeconomic Disparities in Health Behaviors. Annu Rev Sociol. 2010
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  17. The World Bank 2024, available at: https://de.statista.com/statistik/daten/studie/1356924/umfrage/globale-armut-anzahl-der-armen-menschen/
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  19. Eurostat 2024, Living conditions in Europe - material deprivation and economic strain, Available at: https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Living_conditions_in_Europe_-_material_deprivation_and_economic_strain

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