Auteur : Daniel Saraga
Édition : Jean-Paul Bertemes, Michèle Weber (FNR)
Conseil : Conchita D’Ambrosio et Philippe Van Kerm (Université du Luxembourg)
Les riches deviennent plus riches, les pauvres plus pauvres. C’est une impression largement partagée, par exemple au vu du nombre croissant de milliardaires autour du monde (2781 en 2024 contre 1645 il y a dix ans). Mais la situation est plus différenciée en Europe, et les inégalités de fortune sont différentes de celles des revenus.
Nous résumons ici ce que les statistiques et la science nous disent des inégalités économiques – de revenus et de fortune – au Luxembourg, en abordant les questions suivantes :
- Comment mesurer les inégalités ?
- Les inégalités économiques sont-elles en augmentation ?
- Quelles sont les conséquences de ces inégalités ?
- Comment la population perçoit-elle les inégalités ?
Résumé
Les inégalités économiques traduisent la répartition non-uniforme des revenus et des fortunes au sein de la population. La richesse ayant tendance à s’accumuler, les différences sont beaucoup plus grandes pour la fortune que pour les revenus. Au Luxembourg, les 10 % des gens les plus favorisés possèdent 27 fois la moyenne de la moitié inférieure de la population, alors que le rapport est de un à quatre en ce qui concerne le revenu.
En Europe de l’Ouest, les inégalités de revenu ont fortement diminué durant la première moitié du 20e siècle. Elles se sont ensuite stabilisées ou ont augmenté, et restent relativement stables depuis les années 2000. Elles sont plus importantes au sud de l’Europe et moins marquées au nord.
Au Luxembourg, elles ont légèrement progressé depuis une vingtaine d’années. Une raison pourrait se trouver dans les changements démographiques, avec l’arrivée de personnes soit hautement qualifiées et à haut salaire, soit peu formées et avec un revenu modeste.
Les inégalités économiques ont un impact sur de nombreux aspects des parcours de vie tels que la santé, l’éducation, le logement ou encore les loisirs. Le niveau scolaire des enfants dépend fortement du niveau socio-économique des parents, les familles aisées pouvant davantage les soutenir. Ce phénomène est davantage marqué au Luxembourg que dans les pays voisins. Une raison pourrait à nouveau se trouver dans la démographie, avec une proportion importante de familles allophones ayant un bas revenu.
Cet article a bénéficié de l’aide de Conchita D’Ambrosio et Philippe Van Kerm.
Conchita D’Ambrosio est professeure au Département des sciences comportementales et cognitives de l’Université du Luxembourg. Spécialiste des inégalités économique et de la pauvreté, elle étudie les phénomènes d’exclusion sociale et d’insécurité économique, la résilience ainsi que les trajectoires de vie.
Philippe Van Kerm est professeur au Département des sciences sociales de l’Université du Luxembourg. Il étude notamment les inégalités de revenu, la mobilité économique et les mesures de protection sociale.
Comment mesurer les inégalités ?
Inégalités sociales, égalité et équité
Une société ne connaissant aucune inégalité devrait partager ses ressources de manière parfaitement uniforme. Dans un tel scénario, chaque individu posséderait ou gagnerait la même quantité d’argent, aurait une formation identique et un logement équivalent.
La question de l’égalité ne concerne pas seulement la distribution des ressources, mais également les différences entre les niveaux de vie atteints par les différents groupes de population, comme les résultats scolaires, l’état de santé, ou encore les loisirs.
Une inégalité sociale décrit une distribution non uniforme de l’accès à une certaine ressource (comme la fortune ou le revenu, ou l’accès aux services médicaux ou au logement) ou des niveaux de vie (études, santé, etc.).
Ces deux aspects sont fortement liés. Le fait de disposer d’un revenu inférieur en raison d’un emploi précaire peut par exemple limiter l’accès au soin (difficulté de quitter son travail pour aller consulter), ce qui mènera à un état de santé moins bon. Les foyers aisés pouvant davantage soutenir le travail scolaire,les ressources économiques des parents influencent fortement du niveau d’éducation atteint par leurs enfants.
Ces inégalités sociales traduisent un manque d’égalité (assurer les mêmes droits ou les mêmes accès aux ressources pour tout le monde) et d’équité (donner des ressources adaptées aux différentes personnes afin d’égaliser les chances).
Dans la réalité, la société profite davantage aux gens les plus favorisés. L’égalité exige d’offrir à tout le monde la même situation de départ, comme les mêmes droits. L’équité consiste à assurer un soutien adapté à la condition de chacun pour compenser les éventuels obstacles. Promouvoir la justice sociale supprime les inégalités en enlevant les barrières. Image : Angus Maguire, Interaction Institute for Social Change
Les inégalités sociales comprennent les inégalités :
- économiques,
- de santé (accès et état de santé),
- d’éducation (soutien scolaire, frais d’écolage, niveaux atteints),
- de logement,
- de services sociaux (crèches, chômage, etc.)
- ou encore de loisir (culture, sport, espaces verts, etc.).
Les inégalités économiques
Cet article se focalise sur les inégalités économiques, à savoir les différences de revenus et de fortune.
Les statistiques sur les inégalités considèrent en général le revenu équivalent disponible, qui estime l’argent qui est réellement à disposition des gens pour la consommation ou l’épargne. On le calcule à partir du salaire net (ou la retraite) du ménage après impôt, en lui rajoutant les éventuels revenus du capital ou allocations sociales (pour enfants ou en cas de bas revenu), avant de le diviser par le nombre d’« équivalents adultes » vivant dans le même ménage (1 pour le premier adulte, 0,5 pour les personnes additionnelles de plus de 14 ans, et 0,3 par enfant. Le but du calcul est de prendre en compte l’avantage économique offert par le fait de partager certaines ressources (frigo, internet, etc.) au sein d’un foyer.
Mesurer l’inégalité
Une manière simple de mesurer les inégalités est de comparer la situation du 1 % de la population la plus favorisée (soit le plus haut percentile) avec celle du 1 % la moins favorisée (le plus bas percentile). On peut également le faire avec les 10 % (déciles) ou 20 % (quintiles) les plus hauts et les plus bas. Cette méthode est simple, mais a le défaut de ne pas bien décrire la situation entre les extrêmes, notamment celle des classes moyennes.
Au Luxembourg, le revenu équivalent moyen des 10 % les plus hauts est environ sept fois plus grand que celui des 10 % les plus bas, et le double de la moyenne du 50 % inférieur. Ces rapports explosent en ce qui concerne la fortune, les 10 % les plus riches possédant 27 fois ce dont dispose en moyenne la moitié inférieure.
Le revenu disponible moyen des 10 % les plus hauts de la population du Luxembourg est de 127 000 euros, soit sept fois celui des 10 % les plus bas, et le quadruple de la moyenne de la moitié inférieure. Pour la fortune, les 10 % les plus riches possèdent plus de six millions d’euros, soit 27 fois plus que la moyenne de la moitié inférieure de la population. Les 10 % les plus démunis ont en moyenne des dettes pour 30 000 euros. Les chiffres sont de 2021. Source : LIS
Une autre méthode – le coefficient Gini – tient compte de l’entière distribution d’une ressource. Il est d’autant plus petit que la distribution est uniforme, et grand lorsqu’elle est inégale. Il va de 0 % lorsque tout le monde possède exactement la même chose (soit la moyenne de la ressource) à 100 % dans le cas d’une distribution extrême dans laquelle un seul individu posséderait la totalité de la ressource, les autres n’ayant rien. Cette mesure standard en économie permet des comparaisons géographiques et temporelles.
Le coefficient Gini reflète également la différence de ressources entre deux personnes prises au hasard, rapportée au double de la moyenne. Au Luxembourg, il vaut environ 30 %. Cela signifie que la différence de revenus entre deux personnes prises au hasard vaut 15 % du revenu équivalent disponible moyen de 4 700 euros, soit 710 euros. En Belgique, il est de 25 % et deux personnes ont en moyenne une différence de revenu de 350 euros, le revenu moyen étant de 2 800 euros.
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Le coefficient Gini mesure à quel point une distribution est uniforme ou au contraire concentrée sur certains groupes. On le calcule en comparant la distribution réelle avec une distribution parfaitement égalitaire dans laquelle chaque groupe de population posséderait ou gagnerait la même part. Dans ce cas le coefficient est nul. Plus la distribution s’éloigne de cas uniforme, plus le coefficient se rapproche de 1.
Le coefficient Gini se calcule en comparant la distribution cumulée réelle d’une ressource (en bleu) avec une distribution théorique parfaitement uniforme (en vert). Il vaut alors le double de la surface située entre les deux courbes (orange).
Les données sont-elles fiables ?
Les économistes débattent de la fiabilité de ces mesures. Les chiffres d’Eurostat, la direction statistique de l’EU, se basent sur des enquêtes susceptibles de ne pas être complètement représentatives, suivant la participation effective. « Elles ont tendance à ne pas bien prendre en considération les extrêmes, à savoir les personnes très aisées ou au contraire très pauvres, notamment sans domicile, et ainsi à sous-estimer les inégalités », explique Conchita D’Ambrosio, spécialiste des inégalités et professeure d’économie à l’Université du Luxembourg.
La World Inequality Database tente de palier à ces faiblesses en utilisant les données fiscales disponibles. Mais comme ces dernières ne sont pas les mêmes suivant les pays, le résultat comprend lui aussi des incertitudes et des variations conséquentes. D’une manière générale, ses estimations des inégalités sont plus élevées que celles d’Eurostat. Pour le Luxembourg, son approche donne un coefficient Gini du revenu de 45 %, contre les 30 % calculés par Eurostat ainsi que par la base de données LIS utilisée dans la figure sur l’évolution des inégalités de revenu au Luxembourg ci-dessous.
De plus, ces deux méthodologies ne peuvent prendre en compte l’évasion fiscale. Une part des revenus, notamment élevés, ne sont pas déclarés aux impôts ou dans les sondages, ce qui réduit de manière trompeuse les hauts revenus. Pour les économistes, les valeurs publiées sous-estiment vraisemblablement l’inégalité réelle, mais restent utiles pour suivre les évolutions, comparer entre les pays, estimer les impacts sur les trajectoires de vie ou encore évaluer l’efficacité de mesures politiques pour réduire les inégalités.
Les inégalités économiques sont-elles en augmentation ?
Les inégalités de revenu ont globalement diminué en Europe de l’Ouest durant la première moitié du 20e siècle, avant de connaître des évolutions différentes suivant les pays.
- Elles se sont stabilisées à un niveau moyen en Espagne et en France.
- Elles ont continué de se réduire avant d’augmenter:
> légèrement en Suède et en Italie,
> davantage en Allemagne et au Royaume-Uni.
Depuis les années 2000 les inégalités de revenu restent relativement stables pour les pays de l’Europe de l’Ouest.
Elles ont connu une autre évolution aux Etats-Unis, un pays fortement inégalitaire: elles y ont globalement augmenté depuis 1900 à l’exception d’une réduction entre 1940 et 1980.
Au début du XXe siècle, plus de la moitié du revenu total dans la plupart des pays occidentaux allait au 10 % les plus favorisés – souvent le triple de ce que gagnait (au total, pas en moyenne) la moitié inférieure de la population. Les écarts se sont réduits et sont relativement stables depuis une trentaine d’années. Adapté de World Inequality Report 2022.
Les inégalités de richesse sont bien plus marquées: le groupe des 1 % les plus riches possède plusieurs fois ce qu’a la moitié la plus pauvre. Cette différence a fortement reculé en Europe depuis 1900, mais a augmenté à nouveau aux Etats-Unis à partir des années 1970.
La fortune des 1 % les plus riches en Europe et aux Etats-Unis était au début du XXe siècle environ cinquante fois celle de la moitié la plus pauvre de la population. Ce rapport a fortement chuté en Europe, atteignant environ 5 en 2020, mais est remonté à un niveau très élevé (environ 30) aux Etats-Unis. Adapté de World Inequality Report 2022.
L’évolution au Luxembourg
Les inégalités de revenu ont progressé légèrement au Luxembourg: le coefficient Gini est passé de 25 à 30 % ces trente dernières années selon la Luxembourg Income Study. Une raison pourrait se trouver dans le changement démographique, notamment l’augmentation des personnes nées à l’étranger qui sont soit peu formées avec un revenu faible, soit très qualifiées et contribuant à la place financière et à l’économie du savoir, selon Conchita D’Ambrosio et Philippe Van Kerm, spécialistes de l’inégalité à l’Université du Luxembourg.
Le niveau d’inégalité au Luxembourg est proche de celui de l’Allemagne, de la France et des pays de la zone euro, mais plus élevé qu’en Belgique. Dans la zone Euro, il a très légèrement diminué depuis une dizaine d’années.
Les inégalités de revenu ont augmenté au Luxembourg depuis une trentaine d’années, le coefficient Gini passant d’environ 25 à près de 30 %. Les variations annuelles importantes sont probablement dues à la taille restreinte de l’échantillon de la population ayant participé à l’enquête, selon Philippe Van Kerm de l’Université du Luxembourg. Sources : LIS et Eurostat (zone Euro)
Les inégalités de fortune sont plus élevées que pour le revenu (avec un coefficient Gini deux fois plus grand) et restent stables dans la zone Euro. Elles sont passées au Luxembourg de 66% à 64% entre 2010 et 2021, selon la ECB. Ces inégalités se voient également dans un domaine tel que l’immobilier : une étude a montré en 2021 que 0,5% de la population résidente du Luxembourg détenait la moitié de la surface constructible du pays.
Les inégalités de fortune sont très stables au Luxembourg, dans les pays voisins ainsi que dans la zone Euro. Elles sont bien plus marquées que les inégalités des revenus. Source : ECB
La situation en Europe
Le Luxembourg occupe la position médiane des inégalités en de revenu en Europe, avec le 16e rang sur les 31 pays figurant sur la base de données d’Eurostat pour 2022. Les inégalités les plus grandes se trouvent dans les pays au sud et sud-est du continent ainsi que dans les pays baltes – le nord et le nord-est ayant des inégalités moins marquées.
Les inégalités de revenu (coefficients Gini) sont plus grandes dans les pays du sud de l’Europe et dans les pays baltes (chiffres de 2022). Source : Eurostat
Les inégalités de fortune sont plus importantes, car les richesses tendent à s’accumuler. La plupart des pays européens ont un coefficient Gini compris entre 60 % et 70 %. Cela signifie que la différence moyenne de fortune entre deux ménages pris au hasard représente environ un tiers de la fortune moyenne. Au Luxembourg, celle-ci est d’environ 1 million d’euros, et la différence moyenne est d’environ 300 000 euros.
Les inégalités de fortune sont bien plus marquées que pour le revenu. Elles se trouvent pour la plupart des pays entre 60% et 70%. Ces données de 2021 ne sont pas disponibles pour tous les pays. Source : ECB
Comment réduire les inégalités économiques ?
La redistribution des richesses est un moyen d’action important de l’Etat pour réduire les inégalités économiques : l’impôt progressif réduit davantage les hauts salaires que les bas et les allocations et aides sociales augmentent le revenu équivalent. Au Luxembourg, le coefficient Gini en 2022 aurait été de 45% en l’absence d’imposition et d’aides sociales.
La redistribution des richesses réduit donc l’inégalité d’un tiers en faisant passer le coefficient de 45% à 29,5%. Cette baisse de 33% est plus faible que dans les pays voisins (41% en Allemagne, 46% en France et 47% en Belgique), des pays dans lesquels l’impôt et les allocations jouent un rôle plus important.
Comment la population perçoit-elle les inégalités ?
L’inégalité constitue un thème politique majeur, sur lequel la population a des opinions marquées. Environ 80% de la population européenne voit les inégalités comme trop élevées et pense que les gouvernements devraient prendre davantage de mesures pour les réduire, selon un sondage mené en 2022. Cette proportion a légèrement diminué depuis 2017 (85 %).
Le ressenti des gens sur les inégalités peut néanmoins être trompeur. Il ne correspond souvent pas bien aux mesures économiques et statistiques décrites plus haut. Cette impression dépend de notre estimation, souvent approximative, de ce que les autres personnes gagnent par mois. Elle dépend également de notre appréciation de ce que les autres « devraient » (moralement ou politiquement) gagner ainsi que de l’estimation de notre propre position dans l’échelle des revenus. « Un individu aura tendance à se comparer non pas à la société entière, mais à certaines personnes – ses collègues, ses voisins, ses amis ou encore des célébrités », relève Conchita D’Ambrosio de l’Université du Luxembourg.
Les personnes interrogées dans un sondage de 2020 mené dans 25 pays de l’OCDE estimaient en moyenne que le revenu moyen des 10% les plus hauts représentait 52% des revenus totaux, soit le double qu’en réalité. Les gens surestiment fortement la part de la population gagnant très peu d’argent en Allemagne et encore davantage en France, mais moins en Suisse – des pays ayant pourtant des niveaux d’inégalité assez proches. Les Etats-Unis connaissent une autre situation, avec une sous-estimation de l’inégalité des revenus.
Les gens tendent à se voir eux-mêmes dans la classe moyenne, en plaçant leur revenu plus proche de la moyenne qu’il ne l’est en réalité. Ils surestiment donc la position relative de leur revenu lorsqu’il est faible, et inversement lorsqu’il est élevé. Ce décalage entre perception et réalité est plus marqué dans les pays à forte inégalité, à faible revenu ou ayant vécu récemment une période de croissance rapide des salaires.
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Vous pouvez comparer votre perception des salaires avec la réalité et avec l’estimation moyenne de la population sur le site www.compareyourincome.org.
Ces diagrammes évaluent la vision de la population sur la répartition du revenu. En France, les gens imaginent une grande proportion de personnes ayant les plus bas revenus, alors qu’en Suisse ils voient cinq tranches de revenu inférieures réparties de manière homogène. La réalité est différente, avec la classe moyenne constituant les plus grands groupes dans ces pays. Adapté de Subjective Perceptions of Inequality and Redistributive Preferences: An International Comparison (2014).
Sous-estimation pour la fortune
La situation est différente avec la fortune, pour laquelle les inégalités tendent à être sous-estimées. Aux Etats-Unis – une société fortement inégalitaire –, les personnes interrogées estimaient que le groupe des 20% les plus riches possédait l’équivalent de 59% de la richesse totale, contre 84% en réalité. En Allemagne, les gens perçoivent les inégalités de fortune comme étant moins marquées que celles des revenus, alors qu’elles sont en fait trois fois plus grandes, l’accumulation de la fortune augmentant les inégalités.
Les gens tendent à surestimer le revenu des 10% supérieurs (52% du revenu total contre 25% en réalité dans les pays de l’OCDE), et à sous-estimer la fortune des 10% supérieurs (59% contre 84% aux Etats-Unis). Sources : Does Inequality Matter? et Building a Better America—One Wealth Quintile at a Time
Deux manières d’envisager l’inégalité
La manière de juger les inégalités économiques d’une société peut suivre deux approches, selon les travaux de Conchita D’Ambrosio. Dans la perspective comparative, la personne interrogée compare son revenu ou sa richesse avec celle des autres. Elle ne fait pas abstraction de sa propre position dans l’échelle des richesses, et garde alors à l’esprit qu’elle serait personnellement affectée par un changement de la distribution des ressources. Une distribution plus égalitaire profiterait à une personne à bas revenu, au contraire d’un individu ayant un haut salaire. Les gens comparent le plus souvent en chiffres absolus (« je gagne 300 euros de plus que la moyenne nationale») qu’en chiffres relatifs («je possède 20% de plus que les plus pauvres »), comme le font les mesures statistiques.
Dans la perspective normative, la personne interrogée fait abstraction de son propre revenu pour prendre position de manière extérieure aux questions d’inégalité, comparant par exemple différentes distributions de richesses et évaluant à quel point elles sont « justes » ou égalitaires.
Quelles sont les conséquences des inégalités économiques ?
Les différences de revenu et de fortune ont une influence importante sur de nombreux aspects de la vie, de l’éducation à la santé en passant par le logement. Cet impact dépend fortement du filet de sécurité sociale et d’autres mesures mises en place par l’Etat afin d’assurer une certaine équité, comme la redistribution des richesses par les impôts et les assurances sociales (chômage, invalidité, maladie, etc.), les transports publics, la santé gratuite, une école publique de qualité, etc. Ainsi, les différences entre riches et pauvres sont exacerbées dans un pays offrant un filet de sécurité sociale restreint tel que les Etats-Unis, et se réduisent par une politique sociale forte telle que celles mises en place dans les pays scandinaves.
Les inégalités dans l’éducation
Le revenu et le niveau d’éducation atteint sont fortement corrélés, indiquent de nombreuses études internationales. Le niveau socio-économique des parents a un effet marqué sur le parcours éducatif des enfants. L’école peut favoriser la mobilité sociale, à savoir le fait d’améliorer son statut socio-économique par rapport à celui de ses parents, mais n’est pas en mesure de réduire complètement ces inégalités. Les raisons principales : les enfants de familles avantagées ont tendance à aller dans des écoles de meilleure qualité et bénéficient souvent d’un soutien plus grand à la maison.
Cette situation est particulièrement marquée au Luxembourg, et ceci davantage que dans les pays voisins. Le Grand-Duché montre la plus grande différence de tous les pays de l’OCDE entre les niveaux de lecture atteints par les élèves les plus favorisés (537 points) et les moins (415), selon les tests Pisa. Cette différence de 122 points est de 37% supérieure à la moyenne de l’OCDE. Environ 18% de cette différence peut être attribuée aux inégalités socio-économiques, contre 12% dans l’OCDE. Cette situation se retrouve avec les mathématiques et les sciences.
L’explication se trouve en partie dans la composition démographique du Luxembourg et la proportion élevée d’enfants dont les parents sont allophones, souligne Philippe Van Kerm. Avoir une langue maternelle étrangère constitue un handicap à l’école, déjà au niveau préscolaire dans lequel le luxembourgeois est parlé. Et les familles originaires de la migration sont surreprésentées dans les groupes à revenu faible. Il s’agit ainsi d’un double fardeau de la langue et du statut économique des parents.
Les inégalités dans la santé
Les inégalités de revenu et les indicateurs de santé sont également fortement liés, une inégalité plus forte allant de pair avec des indicateurs de santé (mortalité, nombre de personnes malades, etc.) défavorables. Un faible revenu mène notamment souvent à une nutrition de moins bonne qualité et au stress, qui influencent négativement la santé. Au Royaume-Uni, une personne de soixante ans résidant dans un quartier appartenant au cinquième le plus favorisé vivra en moyenne cinq ans de plus que si elle vivait dans un quartier dans le cinquième inférieur, suggère une étude de 2018. Inversement, une mauvaise santé rend plus difficile de réaliser ses objectifs professionnels et d’augmenter son salaire.
Au Luxembourg, la satisfaction envers les services médicaux ou de dentistes était plus faible chez les personnes au chômage, mais a rejoint ces dernières années les niveaux des autres groupes de la population.
Auteur : Daniel Saraga
Édition : Jean-Paul Bertemes, Michèle Weber (FNR)
Conseil : Conchita D’Ambrosio et Philippe Van Kerm (Université du Luxembourg
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