Joël Mossong

Joël Mossong est épidémiologiste au Laboratoire national de santé et expert en modélisation de la propagation des virus.

Un entretien avec l'épidémiologiste Joël Mossong du LNS.

Vous n'avez pas le temps ? Vous trouverez un résumé à la fin de l'article !

Joël Mossong, vous êtes expert en modélisation de la propagation des virus. Une question très directe pour commencer : combien de temps cette situation perdurera-t-elle ici au Luxembourg ?

C'est difficile à dire. Il s'agit d'un nouveau virus et la situation évolue d'un jour à l'autre. Les choses étant ce qu'elles sont, nous devons accepter de ne pas pouvoir faire de projections ni de prévisions à long terme et de devoir réévaluer la situation de jour en jour et de semaine en semaine. Dans le même temps, il est important de fournir des informations transparentes et honnêtes au public. Si je devais me prononcer sur la situation malgré toutes les incertitudes, je dirais qu'il faudrait qu'elle reste inchangée pendant encore au moins six à douze semaines. Cela ne me surprendrait pas non plus que les écoles restent fermées jusqu'aux vacances d'été. C'est un scénario parfaitement plausible, voire nécessaire. Mais, il pourrait aussi y avoir des évolutions positives, auquel cas tout pourrait aller plus vite.

Quelles seraient ces évolutions positives ?

Par exemple, l'arrivée rapide d'un vaccin. En règle générale, le développement d'un vaccin prend du temps. J'estime qu'il serait réaliste d'envisager un délai de trois à six mois. Il se peut qu'un vaccin soit disponible plus tôt, mais ce n'est pas un scénario très probable. Il est aussi possible que les chercheurs découvrent qu'un médicament déjà approuvé ou un nouveau médicament a un effet prophylactique, comme cela a été le cas pour la grippe porcine. Pour la grippe, par exemple, le médicament Tamiflu peut être administré à titre préventif. C'est particulièrement indiqué pour les personnes âgées dans les CIPA et les personnes à risque. Cela contribuerait notamment à réduire la tension sur les hôpitaux.

Tant de mois en arrêt presque total... On se demande tout de même si l'on ne peut pas aller plus vite. Et si on laissait tout simplement le virus se propager librement ?

Et dans ce même esprit, certains experts (de même que la chancelière allemande) sont d'avis que tôt ou tard, près de 70 % de la population finira par être contaminée par le virus. La société serait alors immunisée dans une mesure suffisamment importante et le virus serait maîtrisé. Pourquoi ne pas laisser le virus se propager rapidement pour arriver plus vite à ce point et en terminer avec cette situation ?

Pareil scénario serait catastrophique ! Faisons un calcul rapide. Dans ce cas de figure, quelque 450 000 cas d'infection se déclareraient au Luxembourg dans un laps de temps assez court allant de trois à six mois. Si l'on part d'un taux de mortalité de 1 %, quelque 4 500 personnes décéderaient du Covid-19 au cours de cette période. Ce chiffre équivaut au nombre de décès enregistrés chaque année au Luxembourg. De plus, le système de santé risquerait de s'effondrer, car plusieurs milliers de personnes auraient besoin de soins médicaux intensifs en une courte période de temps. Même si le Luxembourg s'efforce actuellement de déployer davantage de lits d'hôpitaux, de respirateurs, etc., il y aurait tout simplement beaucoup trop de patients à traiter simultanément. C'est un scénario épouvantable. Les médecins seraient probablement amenés à faire des choix, car ils ne pourraient plus proposer des soins à tous les patients (ce qui est d'ailleurs le cas à Bergame, en Italie). La décision serait prise en fonction des chances de survie du patient, et les personnes souffrant d'autres complications ou de maladies chroniques risqueraient de ne pas pouvoir être traitées. Mais, il faut le souligner, nous n'en sommes pas encore là ! Les décideurs et les responsables politiques au Luxembourg et en Europe ont réagi rapidement et des mesures de très grande envergure ont été prises.

Pensez-vous que le Luxembourg a réagi de façon adéquate ?

Oui, je trouve que notre gouvernement et les autres décideurs clés ont agi très rapidement. Et je suis très impressionné par la façon dont les gens réagissent à la situation. Bien sûr, il y a des personnes qui ne respectent pas toutes les consignes. Mais la plupart des gens ont bien saisi la gravité de la situation et savent que la façon dont nous agissons à présent sera déterminante. Il est impressionnant de voir que nous avons mis en place au Luxembourg un système presque aussi restrictif que celui de Wuhan, et cela en un temps record. Mais à Wuhan, le degré de contrainte pour la population était beaucoup plus important. Chez nous, beaucoup de choses fonctionnent aussi grâce à une grande volonté de coopération au sein de la société. Quoi qu'il en soit, il est important et nécessaire de réduire au minimum les contacts physiques. C'est le seul moyen de ralentir la vitesse de propagation du virus. Le plus important, c'est de maintenir le taux de transmission à un niveau suffisamment bas pour éviter l'effondrement du système de santé. Cela doit être notre priorité absolue ! La seule manière d'y parvenir, c'est d'éviter les contacts physiques. Sinon, trop de personnes contracteront le virus et la situation deviendra incontrôlable. Ou, pour l'exprimer en des termes plus scientifiques : nous devons faire tomber le taux de reproduction du virus en dessous de 1. En moyenne, chaque personne infectée ne doit contaminer qu'une autre personne. C'est la seule manière de ralentir la propagation et de contrôler le virus. Si le taux de reproduction évolue au-delà de 1, le nombre de nouveaux cas d'infection ne cesse d'augmenter et le système de santé risque d'imploser tôt ou tard.

Suffit-il de maîtriser le virus ? Ne serait-il pas préférable d'essayer de l'éradiquer complètement ?

Ce serait une option en théorie. Seulement, il faudrait prendre des mesures beaucoup plus drastiques que celles qui sont actuellement en place. Il faudrait fermer complètement les frontières et placer le Luxembourg en quarantaine quasi totale pendant six à huit semaines (mais dans un tel scénario, nous manquerions de personnel soignant). C'est le temps qu'il faudrait pour que les nouveaux cas d'infection se résorbent également dans les ménages.

Mais le Luxembourg se trouve au cœur de l'Europe. Le virus pourrait être facilement réintroduit dans le pays et ce serait un retour à la case départ.

C'est ça. On ne peut pas considérer le Luxembourg de façon isolée. Je ne pense pas que cette option soit réaliste. Je préfère envisager ce que j'appelle le « scénario de feu sans flamme », une situation où nous essayons de maîtriser le nombre de nouvelles infections en mettant en place des mesures restrictives comme la suppression des gestes induisant des contacts physiques. Nous devons maintenir le taux de nouvelles infections à un niveau bas pour éviter qu'un nombre trop important de patients nécessitent des soins intensifs et que notre système de santé arrive à saturation. Il s'agit en quelque sorte d' « aplatir la courbe » (anglais : flatten the curve).

Flatten the curve

Combien de temps cette situation perdurera-t-elle au Luxembourg ?

Jusqu'à ce que l'on trouve des médicaments ou un vaccin et que l'on puisse protéger la société. Ou jusqu'à ce qu'une grande partie de la population soit infectée et, partant, immunisée. Mais ce dernier scénario prendrait beaucoup de temps.

Qu'adviendrait-il si nous essayions de revenir à la normale trop tôt ?

Dans ce cas, nous risquerions de voir le même scénario se reproduire. Le nombre de nouveaux cas d'infection monterait à nouveau en flèche et un nouvel arrêt des activités serait nécessaire pour éviter la surcharge du système de santé.

Mieux vaut donc s'armer de patience et respecter les différentes étapes plutôt que de revenir trop vite à la normale ?

Absolument. Je me rends compte que la pression économique est énorme, mais tous les pays de l'UE sont logés à la même enseigne. J'ai toutefois l'impression que les hommes politiques et une grande partie de la population ont conscience du fait que si nous revenons à la normale trop tôt, les dommages pour la société seront beaucoup plus importants.

Les mesures actuelles sont-elles suffisantes pour garantir ce « scénario de feu sans flamme » ?

C'est une question éminemment importante ! Pour être honnête, à l'heure actuelle, nous l'ignorons. Les effets de ces mesures ne seront visibles que dans une à deux semaines. C'est le laps de temps après lequel le nombre de nouveaux cas à Wuhan a cessé d'augmenter pour commencer à fléchir. Et c'est environ le laps de temps qui s'écoule entre une nouvelle contamination et l'apparition de symptômes ou entre un cas de contamination et un résultat de test positif. Malheureusement, les effets des mesures adoptées ne se refléteront dans les chiffres que dans quelques semaines. Il ne fait aucun doute que les mesures mises en place auront un effet positif. Les données ne permettent pas encore de dire si les mesures parviendront à faire tomber le taux de reproduction en dessous de 1. Les données que nous voyons actuellement ont beaucoup plus à voir avec l'accès aux tests de laboratoire et leurs capacités qu'avec le nombre réel de personnes infectées au Luxembourg.

Vous n'êtes donc pas choqué par la hausse quotidienne du nombre de nouvelles infections ?

Non, il fallait s'y attendre. Et ce, pour deux raisons : premièrement, parce que nous effectuons tout simplement plus de tests. Les laboratoires privés luxembourgeois ont récemment commencé à procéder à des tests et des stations de drive-in ont été mises en place. Si nous effectuons davantage de tests, plus de personnes sont déclarées positives. Par conséquent, il convient à ce stade d'évaluer ces données avec une extrême prudence et ne pas les surinterpréter. En réalité, le nombre de personnes infectées est probablement supérieur au nombre de cas positifs diagnostiqués. Deuxièmement, nous savons que le nombre de nouvelles infections augmente de façon exponentielle dans un premier temps. Cela signifie que nous devons aussi nous attendre à une hausse du nombre de personnes qui développent des symptômes, qui se rendent dans les maisons médicales et qui doivent être hospitalisées. Dans une à deux semaines, nous devrions aussi constater les premiers effets positifs des mesures adoptées au Luxembourg.

Il est bien sûr difficile pour les hommes politiques de prendre des décisions politiques avec les données dont ils disposent actuellement. Manquons-nous de données précises ? Et si oui, que pourrions-nous faire ?

Le fait que les données ne soient pas encore fiables à ce stade constitue certainement un problème. À la lumière des expériences réalisées dans d'autres pays et au cours d'autres épidémies, les hommes politiques savent toutefois quelles dispositions prendre. « Se préparer au pire, espérer le meilleur » c'est justement l'approche pragmatique que le Luxembourg a choisi d'adopter. Le gouvernement travaille d'arrache-pied pour mettre à disposition davantage de lits d'hôpitaux et de respirateurs. C'est important, même si nous ne pouvons pas à l'heure actuelle estimer avec précision le nombre de personnes qui seront prises en charge en soins intensifs ou décéderont des suites du virus. Mais il est bien entendu important de disposer de données de meilleure qualité, car beaucoup de décisions politiques importantes devront être prises à l'avenir - notamment en ce qui concerne un éventuel durcissement des mesures ou un assouplissement au bout d'un certain temps. Une décision très importante consistera également à déterminer quand les écoles rouvriront, et quand nous relancerons l'activité économique et autoriserons à nouveau les contacts physiques. Il est important que nous disposions aussi rapidement que possible des données nécessaires pour pouvoir prendre ces décisions à venir. À cette fin, des statisticiens, des chercheurs et des fonctionnaires travaillent ensemble sur une initiative nationale afin de fournir des données et des statistiques de meilleure qualité aux décideurs. Par exemple, j'ai moi-même lancé une enquête sur Twitter, qui est également disponible sur science.lu à partir d'aujourd'hui. Nous serions heureux si un maximum de personnes pouvait y participer. Voici les résultats jusqu'à présent : si une étude de 2008 a montré que les Luxembourgeois entretenaient en moyenne des contacts physiques directs avec seize personnes par jour, ce chiffre se situe aujourd'hui à moins de cinq. Il semblerait que nous soyons sur la bonne voie. Mais nous ignorons encore si cela sera suffisant.

La question est aussi de savoir combien de temps les gens vont respecter les consignes.

Tout à fait ! Le comportement de tout un chacun est déterminant ! Plus nous serons disciplinés et solidaires, plus nous serons en mesure de maîtriser le virus rapidement. Et puis, il est important que dans les circonstances actuelles, les besoins fondamentaux des gens continuent d'être satisfaits : manger, boire, dormir, se sentir en sécurité et communiquer avec la famille, les amis et les collègues de travail. Tant que ces conditions sont remplies, je suis convaincu que nous pourrons y parvenir.

Dans l'ensemble, vous semblez relativement serein et positif face à la situation. Pourtant, nous vivons une situation exceptionnelle comme nous n'en avons jamais connu.

Les mesures qui viennent d'être prises étaient nécessaires. J'ai l'impression que les gens l'ont bien compris dans l'ensemble. Cela montre à quel point nous sommes flexibles et créatifs. Il est très impressionnant de constater qu'en peu de temps, les gens ont complètement adapté leur comportement et qu'ils gèrent la situation de façon créative. Nous parlons beaucoup de « distanciation sociale » en ce moment, mais je trouve qu'il faudrait plutôt parler de « distanciation physique ». Car, même si nous devons éviter les contacts physiques, je n'ai pas l'impression que les gens entretiennent moins de contacts sociaux. Les contacts ont simplement lieu sous une autre forme : par vidéoconférence, par téléphone et via les médias sociaux. Pour cela, il faut bien entendu disposer d'une connexion Internet qui fonctionne bien.

Nous avons parlé de normalité tout à l'heure. Après tout ce que vous avez dit, il est difficile d'imaginer qu'une normalité comme nous la connaissions s'installe à nouveau de si tôt...

Pour moi, c'est très clair ! Après cette pandémie, le monde sera un autre. Du moins pendant un certain temps. Ces événements auront certainement un impact à long terme sur notre façon de voyager et de faire du tourisme. Notre volonté de nous soumettre à des contrôles, comme les prises de température, va également changer. Il ne sera pas non plus possible de rouvrir les frontières du jour au lendemain de la même façon qu'auparavant. Nous prenons également conscience actuellement des professions qui sont indispensables pour assurer le fonctionnement de la société en temps de crise : le personnel soignant, les caissiers et les caissières de supermarché, les éboueurs, etc.

Une dernière question pour terminer : il y a encore des gens qui prétendent que le coronavirus n'est pas plus dangereux que la grippe. Que leur répondez-vous ?

Je leur dis que la grippe est moins contagieuse. Le taux de mortalité lui aussi est inférieur d'un facteur d'au moins 10. En d'autres termes, le coronavirus est plus mortel que la grippe. De plus, la grippe existe depuis longtemps. Beaucoup d'entre nous l'ont déjà eue à plusieurs reprises, si bien qu'une grande partie de la population est immunisée contre la maladie. C'est pourquoi la vague de grippe en hiver ne dure que deux à trois mois. Ce n'est pas encore le cas avec le nouveau coronavirus. En tant que société, en l'absence de mesures drastiques comme celles qui sont prises actuellement, nous sommes à la merci du nouveau coronavirus. Et enfin, il existe un vaccin contre la grippe. C'est une méthode supplémentaire de protéger les gens. Dans le cas du nouveau coronavirus, aucun vaccin n'est (encore) disponible. Conclusion : à l'heure actuelle, le coronavirus est clairement plus dangereux que la grippe !

Joël Mossong, un tout grand merci pour cette entrevue !

 

Synthèse : Les mesures actuelles prises par le gouvernement sont nécessaires. Ne rien faire aurait des conséquences dramatiques. Mais les hommes politiques luxembourgeois ont bien réagi, selon Joël Mossong. Il reste à voir si les mesures actuelles seront suffisantes. Il va peut-être falloir les durcir encore davantage, mais elles pourront aussi éventuellement être assouplies. Ce qui compte, c'est de ne pas lever les mesures de façon hâtive, car nous risquerions de vivre la même situation une deuxième fois. La possibilité que les écoles ne rouvrent pas leurs portes cette année scolaire doit au moins être envisagée. Mais il est possible qu'un vaccin ou un médicament prophylactique soit bientôt disponible, auquel cas tout ira plus vite que prévu. 

 

Biographie : Joël Mossong est responsable du service d'épidémiologie et de génomique microbienne au Laboratoire national de santé (LNS), compte Twitter : @joel_mossong

Joël Mossong a effectué ses études secondaires à Diekirch, avant de partir en Angleterre, où il a obtenu d'abord un bachelier en mathématiques, puis un master en modélisation de la propagation des virus. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, il a mis en place un modèle qui montre combien de personnes doivent être vaccinées contre la rougeole afin que l'ensemble de la société soit quasiment immunisée et que le virus cesse de se propager (réponse : 95 %). Joël Mossong a ensuite travaillé au CRP Santé et en 2003, il a rejoint le Laboratoire national de santé. En ce moment, il travaille aussi sur le nouveau coronavirus. Son projet a pour ambition de séquencer le virus afin d'identifier les différentes mutations. Il existe par exemple déjà des différences génétiques entre le coronavirus qui se propage en Amérique et celui que l'on trouve en Europe. Plus les frontières resteront fermées longtemps et dans une large mesure, plus les différences seront importantes. Il sera possible à terme d'identifier l'endroit où les personnes se seront contaminées. Mais le projet n'en est qu'à ses débuts. Nous publierons le cas échéant des informations à ce sujet sur science.lu.

 

Auteur : Jean-Paul Bertemes (FNR)
Rédaction : Michèle Weber (FNR)
Illustration : CDC

Infobox

Flatten the curve

Aplatir la courbe (« flatten the curve » en anglais) signifie remplacer une hausse exponentielle rapide du nombre d'infections pendant une courte période par le même nombre de contaminations pendant un laps de temps beaucoup plus long. C'est l'unique façon pour les systèmes de santé de prendre en charge un maximum de patients nécessitant une hospitalisation et des soins intensifs.

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